Ta petite peur, croiser son visage. Peur sans danger, mais terreur. Tu as appris à oublier entre deux rencontres, puis silencieux vertige te revient dès qu’à nouveau son visage. Tu as appris à ne pas le voir, à l’enliser halo. Tu regardes plus bas, plus haut ; te soustraire à l’axe d’entre toi et lui. Conjurer cette ligne qui nouerait tes yeux à son nez, à sa bouche, ses joues. Comme si voir était l’acte qui donne vie. Tu ne veux pas de sa mort. Que son visage soit là, mais sans lien avec toi, sans ta présence. Combien de minutes vous contiendraient, même lieu pour vous deux, sa silhouette dans tous champs. Tu voudrais le toujours un pays pour lui, et toi dans un autre. Sa masse, le réel de sa peau, ses regards humides d’amour. Pris au piège du corps à corps, tu te redéfinirais poussière. Tu évites le visage de ton père comme si voir était l’acte qui réveille, qui remet en mouvement ces trouées de peau qu’on traîne sur la face. Ses lèvres se réjouiraient d’articuler voix, la sienne de voix qui n’existe que dans son visage. Grotte qu’il abrite. Dents traversées de souffle, et lui de revivre par l’animation de son visage, puissant devant toi qui pourrais t’anéantir pour te délier, votre histoire et son déni marqués, traits de visage. Tu n’as pas oublié, il vit mais comme endormi du sommeil d’une princesse de conte. Il vit, tu l’admets comme on occulte les évidences. Comme de savoir immortelle la montagne du pays natal, elle ne s’écroule pas pendant ton exil, elle tient, agrippée à la terre, accrochée au ciel mais sans émerger tant que tu es loin dans ta ville, nouvelle ville qui n’est tienne que par décision, ton choix d’adulte. Comme plus rien n’est tien depuis qu’il s’agit de choix, ni même le visage des tiens.
Ton visage lézardé d’ombres, empreintes de pudeur.
Il fixe son fils longtemps, ça peut durer des heures, il ne vacillera pas. Il braquera ses yeux sur lui, dira : je ne vois plus très bien, tu sais bien, c’est pour ça. Ce n’est pas toi que je regarde, je réfléchis. Il aura réponse préparée à une question qui ne viendra pas ; le fils supportera tout pour ne pas reconnaître le visage qui s’agrippe au sien. Qui le scrute de ses yeux griffes, immenses bleus. Ses yeux criards, par leur couleur visibles, ne se perdront pas comme marron. Saisissent le visage du fils comme pioche dans la matière. Scellés à lui, pathétique espoir d’un regard en retour. Aussi longtemps que le fils prendra place à sa table, face à lui, exposé de toute sa face à celle du père. Comme deux mains se tiennent parallèles, organique aliénation.
La nuance de ces yeux, comme nulle autre.
Il n’a rien de moi, il tient tout de son père. Le nez. La forme du visage. Ils sont comme frères ennemis, mais les mêmes. J’ai cessé de me mêler de leurs histoires.
Tu t’étonnes de connaître en détail les singularités de ce visage invisible à tes yeux.
J’ignore les raisons. Qu’on ne me demande pas de dénoncer, ni de dire ; pas de drame derrière ces rideaux de ténèbres. Je n’ai pas de souvenir, mais la certitude d’un désastre affadi, saupoudrage au quotidien. Un jour son visage penché sur ma vie s’est fracassé, on devrait s’imposer la mémoire de ces secondes de bascule. Pour répondre plus tard de la voix qui ne saura que balbutier le dégoût informe. On devrait, pour ne pas se laisser assaillir par le vide.
J’ai mal au visage. Je ne parle pas de mon mal de tête, c’est visage et joues, visage et yeux. Mal à la bouche, aux os du visage. Me presser les paupières, paume paupière, fraîche ou chaude, c’est présence peau contre peau, ça contient. J’ai mal au visage, à tous les visages que je revêts, au visage que je crispe, les traits quand je souris, ma tristesse. Colère et je ne retiens pas, comme si visage sortait de moi, fureur de corps. Mal à ces visages jamais miens, emprunts à d’autres vies.
Quand vos yeux coïncident.
– Je ne supporte pas tes yeux sur moi
– Tu me hais donc tant ?
– Je ne nommerais pas haine que cette répulsion, mais tes regards sur mon visage, c’est comme mains malaxant mes joues, doigts dans mes narines, ton souffle sur mes paupières. Arrête papa.
– Tu délires
– Tes yeux, la valse de tes lèvres, tes pores qui respirent… ne me touche pas, c’est insupportable
– Mais je suis de l’autre côté de la table, tu délires
– Laisse mon visage, retire le tien, arrête de me regarder
Tu reconnais les rougeurs de sa peau quand il s’émeut.
Très émue par cette lecture , ça vibre, c’est beau
merci Annick pour vos mots, lecture, présence.
Le premier fragment me bouleverse, Gracia… Ton écriture… ce qu’elle suggère entre deux phrases… Voir, l’acte qui réveille, oui. Et cette phrase qui me turlupine : « Il vit, tu l’admets comme on occulte les évidences. »
Marlen, merci, je suis très touchée par ta lecture, touchée, émue… merci