Quand tu seras petite et que moi je serais grande… Dès l’enfance on surnomme la petite Pierrette, Louis avait pourtant bien déclaré Eugénie à l’état civil, en souvenir du grand-père Eugène, mais son deuxième prénom l’a emporté, le prénom de cœur, Pierrette, le prénom de sa tante morte trop jeune — d’une maladie innommable, il y a quelques années — alors Pierrette sera chargée de l’âme de celle partie trop tôt, souvent Petretta dans la bouche de Pauline, la mère, plus souvent encore dans celle d’Andjula Santa, la grand-mère, Petretta, que l’on prononce Pedretta, petite pierre. Pierrette, dès le commencement, attire l’attention, née au mois de mai 40, elle a quelques semaines au moment de l’exode, c’est sa première fierté, combien de fois raconte-t-elle comment elle s’est retrouvée sur les routes, alors qu’elle n’avait pas un mois, cajolée par sa sœur, la douce Annie, de cinq ans son aînée, la rêveuse, discrète et pâlotte Annie, sage comme un ange. Annie, ou Anne-Marie, ou Anna Maria, on aime toujours dans la famille rappeler l’origine corse d’un prénom, on en tire une forme d’orgueil, on tire orgueil de tout : du certificat d’études du grand-père Jean-Toussaint, de la médaille d’honneur en bronze décernée à Louis pour actes de courage et de dévouement, de la force obstinée de Pauline à qui on ne décernera ni diplôme ni médaille, de la sagacité d’Annie, de la vivacité de Pierrette.
Annie aime jouer avec Pierrette, sa poupée indocile aux boucles brunes, Annie la coiffe, devant le miroir haut, Pierrette sourit un temps, les mains pâles d’Annie virevoltent autour de ses joues rondes et mates, sommes-nous sœurs vraiment s’inquiète la petite en secret. Annie l’habille, Pierrette s’impatiente, Annie lui pince les joues pour faire monter le rose, Pierrette n’aime pas ça, tu verras, quand tu seras petite et que je serais grande, mais déjà Annie lui fait l’école avec une patience d’ange.
Pierrette aime surtout les dimanches, Annie noue des rubans dans ses cheveux, elles vont en famille en visite à Montreuil, Annie invente des histoires sur le trajet pour distraire Pierrette, elles jouent avec le cousin Charlot qui les fait tellement rire, Annie rit du rire de Pierrette, aux beaux jours elles jouent dans le verger de l’oncle Roger, il leur offre des pêches tièdes et juteuses, Annie trempe son mouchoir dans un seau d’eau noire et frotte énergiquement les joues sucrées de Pierrette qui trouve ça dégoûtant.
Annie porte les robes usées de sa sœur aînée, elle jette ses épaules en arrière, incline légèrement son visage, comme si la grâce de ce mouvement pouvait dissimuler l’humiliation, mais Pierrette n’est pas dupe, elles savent l’une et l’autre la honte, les secrets, les chagrins de chacune.
Annie et Pierrette croisent leurs regards inquiets, Louis n’est pas rentré déjeuner, depuis quelques mois déjà elles observent les yeux perdus de leur père, sa lèvre décrochée, Pauline détourne l’attention des enfants à coup d’anecdotes resucées, de questions insensées, on attend jusqu’au soir, il faut se rendre à l’évidence, cette fois il a bel et bien disparu, mais il a été retrouvé errant square Trousseau, il a fallu l’enfermer, ça n’a pas duré très longtemps. Pauline avec sa robe de veuve et les quatre orphelins obtient un travail au bureau de la poste Crozatier où Louis était receveur. Annie console Pierrette de la double absence, devient sa petite maman triomphante.
Annie entre au lycée — elle est la première femme de la famille à entrer au lycée, on s’enorgueillit encore — elle fait promettre à Pierrette d’être sage à l’école, d’écouter bien, alors elle pourra comme elle faire des études, Pierrette n’est pas certaine de le vouloir. Un midi, alors qu’elle devise avec ses amies dans la cour, Annie sent son cœur se suspendre, elle devine que quelque chose de sérieux est arrivé, elle remonte en courant le cours de Vincennes, elle traverse la Nation avec des ailes de peur, le menton tendu vers le ciel. Dans la perspective du boulevard Diderot elle voit les secours, et dans sa tête c’est comme des coups de pierre. Un chauffard, une imprudence, mais la petite est vivante, Annie prend la main de sa sœur dans les siennes, elle ne lâche pas la petite main brune, elle la tient comme un trésor, une petite pierre brillante de ruisseau, Petretta.
Annie tourne en rond dans l’appartement, sans Pierrette il lui semble désert. Un matin Pierrette se réveille, après un coma de plusieurs semaines qui ont semblé des mois à Annie, le tibia est réparé, marqué d’une cicatrice en forme de croix, la petite rentre à Corbera, elle redevient la poupée jolie entre les mains d’Annie, mais alors qu’elle l’ignore elle-même, elle ne sera plus tout à fait la même.
Pierrette ne veut plus aller à l’école qu’à contrecœur, elle fume ses premières cigarettes, elle fait la fête, danse, flirte, s’étourdit, oppose son insouciance aux exigences de sa sœur.
Annie passe son baccalauréat — une fierté encore pour la famille — elle milite avec Jean, le frère aîné, à la SFIO, elle rencontre Simon. Pierrette pleure et rit à la fois quand Annie épouse Simon. Annie quitte la maison, s’enroule de colliers fantaisie, de robes colorées — elle jure qu’elle ne portera plus jamais les robes usées de sa sœur aînée.
Pierrette chérit tendrement l’enfant unique d’Annie, elle peut à son tour jouer à la maman, quand tu seras petite et que je serais grande. Pierrette se marie avec Roland, adopte ce nouveau prénom qui lui va si bien, Pierrot, part au bout du monde. Alors Pierrot écrit, quémande des lettres à Annie, celle qui seule sait la réconforter, celle qui la devine, l’une appelle l’autre quand un drame survient, elles sont attachées l’une à l’autre par un fil solide, depuis le premier sourire de la petite, ce sourire qu’on dit aux anges, s’il est un ange c’est Annie, Pierrot le sait depuis toujours. L’éloignement est trop difficile.
Pierrot joue au bridge le dimanche, chez Annie près de Belleville, et Annie chez Pierrot à Brunoy, des années plus tard, les mêmes jeux, les mêmes dimanches à Bastia, dans l’air les mêmes volutes de tabac blond.
C’est l’été, Annie et Pierrot prennent des bains de mer à la Marana, bercent leurs corps alourdis, partagent des rires complices, sœurs grandies, épousées dans le contre-jour, chevelure cendrée contre blondeur peroxydée, peau mate contre peau de lait, voix basse de gorge contre voix haute dans le nez, si dissemblables, si pareillement aimantes. Quand Pierrot abandonne, Annie serre entre ses mains d’ange pâle la main brune de la petite poupée qu’elle ne veut pas lâcher.
… complicités, dissemblances, tout se retrouve là, inextricablement enchevêtré dans la fluidité des phrases et par la magie d’un lien tenant envers et contre tout – j’ai beaucoup aimé, merci à vous !
Merci Christiane, le lien existait bel et bien, je n’imaginais pas à quel point il était fort avant de me pencher sur cette complicité.
Je voulais écrire j’adore tes phrases courtes et je retourne lire et constate que non, elles ne sont pas courtes, c’est le rythme alors, leur rythme convient parfaitement, sert la progression dans l’histoire, enjambe les années pour servir ce lien mis en lumière de ce qui unit les 2 soeurs. Et paf, la chute. Très très beau. Riche. Merci. Ça doit être dur de se maintenir dans semblable tension !
Merci Anne, tu es celle qui m’a donné envie d’éclairer l’histoire des prénoms de Pierrette, Pierrot, Eugénie, et puis je me suis jetée dans cette affaire, c’etait en effet pas si simple, heureuse que tu aies été touchée.
C’est une #10 haletante. De cahots et de rehauts. Très émouvante. C’est sous l’aile de la sororité la continuation de l’histoire. C’est ce que j’aime de vos textes. Cette « histoire fractale « . D’une proposition à l’autre, retrouver les mêmes figures. Dans le désordre. Leurs alliances, leurs mésalliances. Leurs paysages… Comme une quête obstinée. Une mémoire à l’oeuvre (en atelier)
Merci Nathalie, pas fini avec cette histoire, je me souviens que quand François a lancé la thématique de l’atelier je me suis dit, oh mais c’est pour moi ça, et c’est vrai que chaque consigne me permet de pousser la porte, d’explorer les fractures familiales, et tout ça aussi grâce à vous, vos retours encourageants et stimulants. Beau cette notion de fractale, merci
Caroline,
Ce texte m’émeut.
Belle sensibilité.
Belle ode à l’amour que les années qui passent n’effacent pas.
Et cette phrase ‘Quand tu seras petite et que moi je serais grande’ qui va et revient, dit juste.
Bravo.
merci Annick, me suis laissée porter, et la phrase est authentique, du moins elle a été rapportée , bien des années après, par celle qui l’avait prononcée, et celle qui l’avait reçue 😉
Belle façon de lui re-donner vie, une place. 🙂