Appartement du treizième étage arrière gauche, le 15 janvier 1962 -en réalité le 14 janvier 1963 comme nous le découvrirons plus tard- il est 9 heures du matin. Elle range ses courses, le lait et le pain sur le plan de travail dans la cuisine, la charcuterie dans le frigo. En entrant, elle a posé sur la table de la salle à manger les journaux et la farde qu’elle a achetée pour y glisser les papiers de l’appartement qui s’accumulent sur le meuble du salon. Maintenant, elle inscrit toutes ses dépenses dans le petit agenda à la date du jour. Sur une colonne à gauche, laissant la place à une deuxième colonne à droite pour ses courses de l’après-midi: jambon 6 frs, boudin 14 frs, pain 9.50 frs, journaux 5 frs, lait 7.50 frs, farde 6 frs, tirelire 5 frs. Total 53 frs.
Le 15 janvier 1962, il est 9 heures du matin, il surgit dans la lumière d’un matin glacial (cette nuit-là la mer du Nord a gelé). Dans son sac un thermos de café, des tartines à la charcuterie probablement. Les deux portes d’entrée de l’immeuble sont deux trous noirs qui ont absorbé tous les souvenirs. Il parcourra à pied les 2 kilomètres qui le mènent à l’usine qui porte le nom de tous leurs désirs: l’Espérance.
Le 15 janvier 1962 à 9 heures du matin, la place des Verriers est balayée d’un vent glacial qui a pris sa source au sommet des deux immeubles de quatorze étages. En général, dans les zones habitées, la vitesse du vent au sol est plus faible qu’en hauteur mais ce n’est pas le cas aux abords des bâtiments élevés. Ceux-ci ont en tendance à faire dévier les vents vers le bas et à ainsi accroître leur vitesse. Les rafales qui s’abattent au pied de la résidence Bergerie, s’engouffrent sur la place semi-circulaire et tournoient longtemps avant de s’épuiser.
Le 15 janvier 1962 à 9 heures du matin, l’appartement du huitième étage arrière gauche du deuxième immeuble est vide. Seul vestige des locataires précédents, un carton rempli de produits ménagers entamés est posé sur le sol de la cuisine. Les fenêtres sans rideaux déversent une lumière froide et immobile, elles offrent un point de vue magnifique sur les bois environnants et la vallée de la Meuse. Le lieu est encore vierge de la tragédie à venir.
Le 15 janvier 1962 à 9 heures du matin les ascenseurs des deux immeubles vont et viennent, livrant au rez-de-chaussée leurs passagers qui traversent la place venteuse d’un pas vif vers les commerces disposés en éventail. Des travailleurs prennent la direction de l’usine pour relayer leurs collègues qui ont fait la nuit, comme ils disent. Certains entament leur semaine de repos et fument en silence le journal déployé sur la table face à la fenêtre.
Le 15 janvier 1962 à 9 heures du matin, la trancheuse à pain n’a pas cessé de fonctionner depuis 7 heures du matin. Des « grands carrés », des « boulots », des « pains ménages » que la boulangère introduit dans la machine avant d’actionner le levier qui commande les fines lames qui vibrent à l’unisson. Elle n’utilise pas le plateau prévu pour déposer le pain tranché -ici on dit coupé– mais le tient en équilibre sur sa main gauche et le recouvre du sac -ici on dit sachet– d’un geste rapide.