#anthologie #40 | Magasins généraux

crédit photo : Claude_Jonas Tinos

Prologue : Les réponses
1. Pourquoi changer ?
4. Planque ultime
5. Vivable pas vivant
6. Plus simple expression
7. La pénombre tourne autour du soleil
11. Rentre avec Sasha
12. Sofia-Boston-Glasgow-Beyrouth-Sauveterre
13. Coupé de tout
14. Idiomes antiques
15. Ne suis pas
17. Sole Célérier
20. La très longue partie de cache-cache
23. Parfait puits
24. Si loin vers l’intérieur
25. Qu’est-ce qui sent ?
27.Sept centièmes
28. Dispositifs
30. La saison
37. Il est arrivé que j’ai vu
38 | Le 15, c’est bien

#40 | Magasins généraux

Codicille : Je m’appuie sur la proposition #27, qui dénombre 7 livres-chantiers en cours qui ont profité de ce cycle pour prospérer ou apparaître.

ALICE A. [ #7, #11, #15, #27 & #23]

Hypothèse 1 : le narrateur est le petit-fils de l’héroïne de Alice A. (Valentin Legris, Allia 1989), devenu adulte.

Hypothèse 2 : La narration est faite du tissu de sa cure analytique auprès de C. Levy. Elle rassemble à la fois du matériau mémoriel convoqué ou émergeant lors des séances et entre les séances, des éléments d’archives (notamment des extraits d’Alice A.)

Hypothèse 3 : Clarifier ce dispositif narratif pour le lectorat et développer le personnage d’Alice en caméra subjective, une fois admis que c’est l’imaginaire de son petit-fils qui produit ces éléments depuis l’âge adulte.

Hypothèse 4 : Ce cahier est un des éléments versés aux archives du Squat Sang Noir. En apparence, il signale le profond amour qui liait Robert Dewhite et sa grand-mère. Son intérêt véritable est de renseigner les premières années d’activités du Docteur Legris et la bascule dans le radicalisme médical de Dewhite, son disciple.

LA SAISON [#1, #4, #6, #13, #14, #25 & #30]

Hypothèse 1 : Une éditrice, autrefois grande voyageuse, fuit l’agitation de la ville lors d’une brève visite à lune amie en pleine reconversion dans une station de haute montagne et s’attarde.

Hypothèse 2 : Le récit du séjour, de l’observation de l’amie au travail et de son déplacement, est ponctué par des lectures exogènes issues de la boîte à livres locales.

Hypothèse 3 : Approfondir la proposition Gustave Roud. La relation avec la nature doit emporter toutes les considérations autobiographiques de l’héroïne, prétexte initial du récit.

Hypothèse 4 : Un livre parmi d’autres dans la boîte à livres de la boulangerie des Arcs. La maison d’édition a mis la clef sous la porte depuis de nombreuses années, pourtant le volume paraît neuf, comme s’il n’avait pas été lu ou conservé entre deux piles de draps, ou sorti tout exprès d’un carton pour alimenter en flux continu et discret la boîte en question.

LE SERAIL [#24 & #27]

Hypothèse 1 : La diaspora du personnel du Sérail (enfants et petits-enfants inclus), cabaret viennois en activité au début des années 30.

Hypothèse 2 : Souvenirs épars

Hypothèse 3 : Accueillir l’étrange chronologie du plan qui insiste au fil des années. S’appuyer sur la proposition #28 pour décrire le fonctionnement intérieur de l’établissement pendant les spectacles.

Hypothèse 4 : Un manuscrit augmenté sur trois générations en attendant qu’Osmin rentre de voyage, que Sélim réapparaisse ou plus simplement que l’histoire trouve son 1001e jour.

#38 | Le 15, c’est bien

Il n’a plus jamais fait aussi chaud que cet été-là. En sortant de ta chambre, j’achète des tennis vert kaki. Elles me font des pieds minuscules. Des pieds d’enfant. Elles n’ont rien d’exceptionnel. De ces chaussures de toile qu’on enfile sur des pieds nus, et qu’on retire sans se donner la peine de défaire les lacets. C’est la première fois que j’achète ce genre de chaussures. J’ai bien compris pendant ma visite que dorénavant rien ne marcherait plus comme avant. Je les porte tout de suite. Il n’y a plus de temps. Je prends un train vers le Nord en fin d’après-midi. Quand tu m’appelles, ce soir-là, je suis dans le jardin, dans l’ébauche du jardin derrière la maison, qui vaut déjà mieux que toutes les villes à mon avis. Pas au tien, mais tu ne l’aurais pas dit, si tu avais pu venir. Ce n’est plus une affaire de semaines, mais de jours, me dis-tu. Tout à l’heure, à l’hôpital, dans la tranquille pénombre des stores abaissés, les mois avaient déjà disparu. Un éclat de rire saute le mur du jardin voisin. La jeunesse se fait tourner la tête à la bière de soleil en attendant que la nuit tombe pour tricher la fraîcheur. Quelques jours, ne te précipite pas. Viens le 15. Le 15 c’est bien. Mes chaussures sont plus vertes que l’herbe. Dans la cuisine, on fait des crêpes.

Je les ai portées jusqu’à ce que mes os en aient percé la toile, et mon poids, troué la semelle de caoutchouc. Et encore après, alors qu’on voyait le dos de mon petit orteil par le trou. Il y a toujours quelqu’un pour s’extasier sur ces exquis petits pieds qu’elles font. Je les ai portées plusieurs années. Le jardin est une jungle dans un bocal. Il n’a plus jamais fait aussi chaud que ces jours-là. J’ouvre la boîte en carton de la nouvelle paire. Elle est d’un vert plus pâle, amande, d’une autre marque, mais enfin, l’essentiel est là, dans l’autre façon de marcher.

#37 | Il est arrivé que j’ai vu

Il est arrivé que j’ai vu un petit garçon dans un bar de Pigalle qui attend que son père ait fini de boire. Ses jambes pendouillent sur la chaise où on l’a installé. Il dessine depuis plus d’une heure sur la même feuille. Il l’a d’abord barbouillée avec son unique feutre rouge, mais la soirée avançant dans la nuit, il est devenu plus méthodique. Il réfléchit en portant le stylo à sa bouche et  les petites lumières de la place mille fois reflétées sur la vitrine captivent ses yeux fatigués comme les lucioles d’un conte pour dormir. Au comptoir, le père lui tourne le dos. Son débardeur de foot n’est pas tout à fait assez chaud même en cette saison pour son torse maigrichon. Il ouvre la bouche pour appeler et puis se décourage et baille. Une femme est là, la seule du bar, qui le regarde et lui sourit. Le petit garçon interrompt son bâillement pour lui sourire en retour. Il lui fait un signe de la main comme si elle était dans un compartiment de train et lui, sur le quai.

Il est arrivé que j’ai vu cet homme manger son déjeuner avec soin, méthode et minutie dans une pension de famille bien en deçà de sa condition, de son élocution, de son chapeau délicatement gris, du grand journal qu’il sait plier pour ne pas incommoder la population dense des endroits peuplés et confinés où il avait vécu, autrefois.

Il est arrivé que j’ai vu un homme, dont l’intérieur avait été dévasté par l’explosion d’un silo à grains au début des années 80. Il m’a conduite jusqu’à Avignon en plein été. Seul survivant, confié en désespoir de cause à la médecine de l’armée qui l’a rafistolé à mi-chemin entre l’Homme qui valait Trois Milliards et MacGyver, il venait de traverser l’Amazonie à moto, en compagnie d’un camarade de sa deuxième vie. Ils n’en étaient pas à leur première fois. Le secret étant de laisser sécher sur soi l’après-midi, les vêtements inondés de pluie le matin et à revendre en Argentine les motos embarquées à l’aller.

#28 | Dispositifs


Une femme traverse les mythologies de ses deux familles en compagnie d’une petite morte de plusieurs générations son  aïeule. La vivante et la morte, bien décidées à ne pas se laisser abattre par  les idées préconçues et les interprétations psychologisantes sur leur condition  respective, s’attachent à l’observation scrupuleuse des termes employés pour décrire leurs expériences successives. L’oreille minuscule de la petite morte  appartenant à une époque révolue oblige la plus jeune à un décryptage  systématique des énoncés. De nombreux témoignages, plus ou moins utiles  ponctuent leur tentative de pénétration clinico-judiciaire. (cf #27)

Les jours de la maison brûlée sont comptés : elle défigure le port de plaisance dernier cri de notre ville. On s’étonnera peut-être qu’une autorisation y ait été accordée in extremis pour une exposition photographique et sonore. D’ailleurs, a-t-elle été accordée où assiste-t-on depuis la rive opposée à une installation sauvage ? Au fil des années, la « dernière maison du chemin » a été régulièrement squattée, taguée, murée… La commission régionale pour le développement et de la préservation de l’art spontané, ailleurs appelé street art (CRDPAS), avait manifesté un intérêt pour ce qu’elle qualifiait comme « un témoin essentiel des signes du temps ». Les riverains se félicitent du ferme refus opposé par la ville à la sanctuarisation de ce qui n’est plus qu’une ruine, dangereuse pour les enfants. Son accès, interdit par de hautes barrières, n’a pas empêché cette ultime manifestation : comment deux portraits en aussi grands formats ont-ils pu être suspendus aux restes calcinés de la charpente ? Quelle est la source exacte de la musique qui tourne en boucle depuis cette nuit ? Quelle signification revêt ce mélange de musique de chambre, de dub et de chant a capella ? Qui enfin a pu disposer sur la rive ces hautes jumelles périscopiques à travers lesquelles (et sans qu’il soit besoin de glisser une pièce pour ouvrir l’obturateur), on détaille le reste des photos de l’installation sauvage, plus intimistes ? Autant de questions qui circulent dans le petit groupe de voisins de la dernière maison du chemin, réveillé à l’aube par la diffusion énigmatique de ce qui semble être Les Variations sur un thème rococo de Tchaïkovski, d’après madame Pâris, professeure de piano au conservatoire municipale.

#24 | Si loin vers l’intérieur
La personne qui aura produit le billet en or pur est conduite, les yeux bandés, par un dédale de tunnels jusqu’au lieu de la représentation proprement dite. En sorte qu’elle aura traversé la ville pour arriver là, ce qui représente tout de même un périple d’environ deux heures. Sa concentration, initialement aiguisée, avide, chevillée à sa mémoire se sera émoussée à force de détours et de l’omniprésence de l’humidité et du cliquetis d’un trousseau de clefs accroché à la ceinture de son guide. Il est fréquent qu’une forme d’étourdissement voire de cécité momentanée succède au retrait du bandeau. Celui-ci a lieu au bord d’un grand espace circulaire, quand la lumière de l’aube traverse le dôme de verre qui la surplombe. Des corps, revêtus de leurs seuls sous-vêtements jonchent le sol. Une crise de panique peut alors se produire, bien que rien n’indique que ce soient des cadavres. Le guide a disparu, le cliquetis de ses clefs reste lointainement perceptible. L’expérience est totale quand le sujet atteint le centre de la pièce, occupé par une magnifique mosaïque byzantine représentant des iris. La beauté de cette mosaïque provoque le désir irrésistible d’en occuper le centre d’or. Dès cet instant, les corps assoupis respirent profondément ensemble, jusqu’à atteindre ce que les marcheurs appellent La Résonance. De concert, ils bougent, roulent, se retournent, tombent pour ceux qui étaient allongés sur les marches du grand escalier ou en équilibre sur un divan. La combinaison des scansions de leurs mouvements et de leur lenteur provoque une forme de transe tellurique sur le sujet qui croit être le cœur de ce dispositif, tandis que derrière les grands miroirs, le public, confortablement installé assiste au ballet.

#27 | Sept centièmes

À un moment de mon adolescence, un livre a été  publié sur ma grand-mère, Alice. Je l’ai probablement eu dans les mains, je me  souviens vaguement de ma fatigue à la seule des premières lignes de la quatrième  de couverture. Elle n’était plus vivante à cette époque-là… je veux dire qu’elle  était décédée depuis quelques années. Nous vivions à l’étranger avec mes  parents, mais je fréquentais le lycée français ce qui accentue ma difficulté à  savoir véritablement où j’étais quand on m’a parlé du livre, ou montré le livre.  J’avais perdu pied avec Alice depuis… Je voulais dire contact. Nous n’avions  plus de contact quand elle est morte. Je ne savais pas qui avait écrit un livre  sur elle, c’est-à-dire, sur son cas. Un médecin… Je ne l’ai pas lu. J’ai dit que  je l’avais trouvé intéressant quand on m’a interrogé à ce sujet. Je me souviens  que ma professeur de biologie m’a demandé s’il s’agissait de ma grand-mère. Elle  m’avait retenue après la classe pour ne pas m’embarrasser ni s’embarrasser  elle-même devant toute la classe. Je m’appelle Robert Dewhite, ce n’est pas un  prénom très commun pour quelqu’un de mon âge ni un nom de famille très courant  pour un Français, c’est ce qui lui avait mis la puce à l’oreille. Il faisait  très chaud à ce moment de l’année. Je crois que je n’avais jamais entendu parler du livre avant. Mes parents avaient une fois de plus voulu me préserver, c’est  ce qu’ils m’expliqueraient quelques mois plus tard, pendant le déménagement.  Quoiqu’il en soit, c’est là, dans le laboratoire, au milieu des paillasses que j’ai menti pour la première fois… Enfin, j’avais déjà menti, évidemment, mais  cette fois-là avec madame Bejjani, je sentais que ce mensonge m’engageait pour des mois, jusqu’à la prochaine affectation de mon père. De grosses  gouttes tombaient sur mes mains pendant que je débitais des banalités sur ma grand-mère. Pas de chance, oui, je  l’aimais beaucoup, un médecin exceptionnel. J’essayais de ne pas contrarier ce qu’elle m’apprenait sur Le Cas Alice A. Elle a dû me trouver pathétique,  j’étais pathétique, je dissimulais très mal à l’époque. La flamme du brûleur à gaz n’était pas éteinte. C’était un des derniers cours de l’année. Nous avions  fait de l’eau de rose par distillation. L’odeur me suffoquait, ou une honte que je n’avais pas vu venir ? J’ai cru qu’elle me plaignait, j’ai pris mon meilleur air de pauvre gosse pour couvrir ma gêne. Je tremblais comme dans les cauchemars  d’interrogation surprise au tableau, nu devant la classe. Elle gardait le livre  dans ses mains en parlant, je voyais qu’elle y tenait. C’est alors qu’elle a dit  qu’elle m’enviait d’avoir eu une grand-mère comme « Malice ». Je lui ai fait  répéter. J’ai cru qu’elle avait fait une faute de prononciation.

Un homme soucieux passe l’été avec son  fils. Leurs identités sont usurpées par une vieille connaissance qui les met en  scène avec d’autres dans les scénarios farfelus d’un feuilleton hebdomadaire. Au  fil des semaines, les deux protagonistes se prêtent au jeu et décident de  rencontrer les autres personnages, contrecarrant leurs propres plans de vacances  et ceux de leur entourage.

Une femme traverse les mythologies de ses deux familles en compagnie d’une petite morte de plusieurs générations son  aïeule. La vivante et la morte, bien décidées à ne pas se laisser abattre par les idées préconçues et les interprétations psychologisantes sur leur condition  respective, s’attachent à l’observation scrupuleuse des termes employés pour  décrire leurs expériences successives. L’oreille minuscule de la petite morte  appartenant à une époque révolue oblige la plus jeune à un décryptage  systématique des énoncés. De nombreux témoignages, plus ou moins utiles ponctuent leur tentative de pénétration clinico-judiciaire.

Une femme opte pour un changement radical de carrière à l’approche de la cinquantaine. Elle rentre en apprentissage dans une station touristique où elle n’a pas remis les pieds depuis une trentaine d’années. Les éléments les plus prosaïques de son quotidien se combinent alors avec ceux du passé dans un jeu de compas. Les fantômes pèsent à peine plus qu’un souffle d’air et c’est une autre permanence dont elle fait l’expérience simple, face aux montagnes, le temps d’une saison.

Un homme profondément blessé monte de toutes pièces un théâtre où se rejoue sous des formes de plus en plus distanciées son accident. Si cette catharsis l’éloigne du lieu de sa tragédie, elle s’avère spectaculairement addictive pour le public choisi qui visite son établissement. À ses côtés, un homme à qui il doit la vie et une femme qui lui permet de la conserver en dépit de son état critique se demandent comment vivre sans lui.

Une femme conserve dans le tiroir de son bureau un paquet intact de stylos Bic. Il provient d’un lot qu’elle a acheté pour la cérémonie funéraire d’un ami d’enfance. Les années passent sans que l’absence de cet ami proche ne lui pèse. Vit-elle dans une forme de sidération ou de simplicité ? Elle constate que l’air qui l’environne a changé, sans pour autant pouvoir dire en quoi. À la suite d’un banal accident de vélo, elle se retrouve bloquée chez elle pendant trois mois. Avec méthode, elle se met à vider ses tiroirs, à vendre ses vêtements, à donner les livres qui lui sont devenus étrangers. Quand il ne reste plus que la pochette des Bics, elle décide de les vider de leur encre en écrivant tout se dont elle se souvient de l’ami disparu.

Un philosophe originaire des Balkans se retrouve seul maître à bord d’une pizzeria familiale après que sa femme, une Sicilienne au tempérament insolite l’a quitté. Son beau-père, le personnel et les habitués du restaurant l’aident, chacun à sa manière parfois déconcertante, à conserver l’établissement ouvert. Peu à peu, l’homme est gagné par une forme de patriotisme exacerbé envers cette île où il n’a jamais mis les pieds. Le retour inopiné de son épouse pour les funérailles du beau-père déclenche un procès en légitimité culturelle, où le personnel joue le rôle de la magistrature et la clientèle, le jury.

#25 | Qu’est-ce qui sent ?

Le cri perçant du merle embusqué dans les ramures du chemin passe sous mon nez un flacon de sel pour la distance encore à parcourir entre chien et loup, avant de mettre pied à terre.

Il n’est pas jusqu’aux concepts qui n’aient une odeur, si l’on y prête attention. La qualité de l’air, sa nature se modifie selon qu’on a pensé (et penser suffit déjà, alors dire…) liberté, imagination, dilemme, deuil, joie, délicatesse… Si l’air peut être sans parfum, il n’est jamais sans odeur et on peut la percevoir, infime, à l’apparition du mot dans le changement même qui s’opère. Si l’on prononce effectivement ce mot, alors un peu de notre haleine se mêle à cet air qui l’environnait, accentuant et dénaturation du même coup l’impression furtive qu’elle avait produite sur l’attention aux aguets.

La lecture de Paysages avec figures absentes de Jaccottet en ce moment m’invite à dégager le tout-venant des réminiscences d’effluves usuelles, familiales, intimes. Il met un tel prix à dire au plus juste, en renonçant aux comparaisons flatteuses, en prenant le temps qu’il faut pour se mettre face à la sensation dans ce qu’elle peut avoir de plus nu, de plus cru, de plus vu, également, puisqu’il fait d’abord et surtout appel à ce sens et à l’ouïe. Le temps manque pour l’instant de cet exercice. À remettre…

#24 | Si loin vers l’intérieur

Il était parti à peine trois semaines. Dans ces premiers voyages en solitaire, les pieds dans les traces fraîches du précédent aller-retour avec Selim, il ne s’égarait pas et le compte du temps restait bien présent à son esprit. Il avait eu du mal à reconnaître l’immeuble. La devanture laquée de voir et d’or faisait apparaître des colonnes à tête de femme de part et d’autre de la porte monumentale. Il n’aurait pas pu jurer qu’elles n’étaient pas là à leur arrivée à Vienne, mais voilà qu’elles surgissaient du mur à présent, penchant leur regard oblique vers le visiteur. Il n’avait pas l’intention d’entrer par là de toute façon, mais la veille de ces gardiennes inattendues l’en dissuada tout à fait. Il trouvait quelque chose d’anormal à la fixité de leurs yeux sans iris, et bientôt il se persuada que ces statues faisaient un effort considérable pour ne pas fermer un instant leurs lourdes paupières. Il passerait par-derrière, comme à l’accoutumée. Non pas par l’entrée des fournisseurs, encore fermée à cette heure de la nuit, mais par l’autre, dont lui seul a la clef. À chaque départ, Selim lui met autour du cou, même dans le cas où il l’accompagne. Osmin est le gardien du Sérail. Cette phrase, il se la répétait chaque jour de son absence, en pensant au Maître et à la Soigneuse qui l’attendaient à Vienne. Dans quelques minutes, il rendrait la clef à Selim, puis il monterait sur le toit contempler le lever du jour sur la ville. Les autres attendraient dans la voiture pendant ce temps-là. Il préférait entrer seul. On ne pouvait jamais savoir avec Selim, à quel point les choses auraient mal tourné. L’entrée est dissimulée dans un recoin du porche à l’arrière du bâtiment. Il faut dégager quelques caisses qui sont entassées là à demeure. C’est plus pratique ainsi et l’entrée est escamotée aux regards. Le tout est de reconstituer leur approximatif bazar avant de refermer la petite porte sur soi. Il n’a pas besoin de lumière pour remonter le couloir jusqu’à un prochain vestibule, ou il retire ses chaussures. La porte suivante donne sur le vestiaire, derrière les cintres. Il a du mal à l’ouvrir, quelque chose est mis en travers qui bloque l’ouverture complète. Il parvient à passer sa grosse tête et tombe sur un corps, recouvert d’un manteau. Il reconnaît immédiatement la femme qu’on appelle « le Vestiaire », puisqu’à part lui, ils ont décidé que chacun porterait le nom de sa fonction. Il n’a pas crû un instant qu’elle puisse être morte. Il sentirait ces choses-là. Elle a cependant une apparence inédite dans son sommeil. Les yeux fermés sur la nuit, elle oublie qu’elle est aveugle. Ses rêves regorgent des mêmes images colorées et volumineuses que celles dont la mémoire se trouve chargée, toutes les fois où, paradoxalement, on n’a rien vu, en écoutant une conversation à travers un mur, dans les parties de colin-maillard de l’enfance, dans l’obscurité d’une chambre d’amour ou de terreur. Il reste un instant captif des rapides mouvements de ses yeux sous les paupières closes. La pensée des truites furtives glisse le long de sa colonne vertébrale. Il enjambe alors la dormeuse et écarte les costumes suspendus aux cintres avec discrétion : des corps jonchent la grande mosaïque aux iris au pied de l’escalier monumental, les marches, de petits canapés bleu nuit qu’il n’a jamais vus. Rien pour les couvrir que leurs sous-vêtements. Certains ont encore un objet dans la main, un verre, une liasse de billets de banque, une chaussure. D’autres dorment presque assis, le dos contre la colonnade qui fait le tour du grand vestibule. D’autres encore semblent ne pas finir de tomber en arrière. Leurs respirations profondes, légèrement sonores pour certaines font tourner la pièce comme la roue du Prater. La lumière de l’aube qui coule du dôme blanchit leur peau au point qu’on pourrait croire que l’eau a envahi l’entrée et les étages, et leurs membres déliés flottent dans le bain de leurs rêves. Seul Selim a conservé son manteau. Il gît, la tête renversée sur un degré. Le vêtement ne suffit pas à cacher les cicatrices, mais surtout le sommeil a fait sauter toutes les sutures qui lui permettent de sauver la face pendant la journée. Son visage est semblable à celui qu’il avait quand Osmin l’a trouvé. Les ecchymoses ont depuis longtemps disparu de la surface, le savoir-faire de la Soigneuse les a même repoussées si loin vers l’intérieur qu’Osmin a pu croire le Maître guéri. Mais dans l’abandon épuisé de la fin de la nuit, les traits se distendent et laissent voir par des crevasses insoupçonnées la douleur intacte, le chagrin immense, la honte de ceux qui ont regardé leur peur de trop près. La Soigneuse n’a pas eu le temps de ranger sa seringue avant que le sommeil ne la saisisse. Une veine enflée bat sur sa tempe, comptant les battements de cœur de son patient, dont elle tient encore le poignet entre ses doigts. En dépit de la fatigue, elle fait exactement son âge, et même Osmin, qui ne se souvient de rien, peut voir qu’elle n’a pas vingt ans. Arme au poing, le garde du corps est couché le long de la porte monumentale. Il faudrait quelqu’un pour veiller. Osmin est le gardien du Sérail. Il s’assied au milieu de la pièce qui tourne encore. La Soigneuse ouvre un œil. Il faudra aménager des chambres pour le personnel. Rome ne s’est pas faite en un jour. Au moins, chacun aura pris soin de plier convenablement son costume avant de s’effondrer. Osmin est rentré.

#23 | Parfait puits

Cette nuit, je suis retourné chez Alice. Les cyprès dépassaient le muret d’au moins trois têtes. Ils étaient presque jaunes de soleil à force d’être verts, mais je ne sentais pas de chaleur sur mon bras. J’ai eu du mal à entrer par le petit côté, l’herbe aussi avait follement poussé et entravait la petite porte bleue. Le jardin avait l’air d’un labyrinthe abandonné où les haies négligées interdisaient le passage convenu pour en ouvrir d’autres, au ras du sol, près de leurs pieds qui s’élevaient semblables en troncs à présent, tandis que leurs branches basses se retroussaient comme une nappe. Tout à coup, je suis devant la maison, mais impossible d’entrer pas la véranda, elle n’a pas encore été ajoutée. Je remarque la porte en accordéon d’un garage. De guingois, elle a probablement été forcée. Instinctivement, je lève mes yeux vers la fenêtre de la chambre, personne, des fleurs de hasard mêlées de mauvaises herbes débordent du bac de pierre. Sitôt la porte en bois écartée, je suis dans le salon vert. Je me rappelle l’avoir peint avec deux feutres différents. Sapin et pomme. Ce que j’avais sous la main. J’entends un bruit dans la cuisine, mais avant d’y parvenir, mon œil est attiré par une porte inconnue, sous l’escalier. Je sais immédiatement qu’il s’agit de la porte de la cave. Pourtant je mettrais ma main à couper qu’il n’y en a jamais eu chez Alice. Une porte trop de fois repeinte, on la dirait faite de caoutchouc jaune pâle. Les escaliers sont raides. Il faut baisser la tête pour ne pas se cogner à une étagère renfoncée là, qui supporte de lourds bocaux de verre. Le Parfait. Quelque chose cloche. Le contenu… en bas la chaudière marche à fond. La flamme qui brille dans la petite lucarne suffit à éclairer les moindres recoins. Elle est ouverte comme une locomotive où l’on jetterait du charbon. Il y a au moins un mètre de poussière par terre. Elle forme un tapis qui ressemble à ces couvertures grises qu’utilisent les déménageurs. Elle recouvre sûrement quelque chose d’autre que le sol, quelque chose de creux, une table, un buffet, un coffre, sans quoi je ne tiendrais pas aussi bien debout. Et voilà que la poussière s’écoule par un trou que je n’avais pas vu dans l’angle de la pièce, tirant la couverture sous mes pieds comme pour un tour de magie ! Mais je ne reste pas en place comme les assiettes et les verres en pareil cas, je tombe et je suis emporté vers le puits qui avale tout dans un tourbillon de sable. J’ai l’impression que le temps m’est compté. Qu’il ne me reste plus que quelques secondes pour attraper quelque chose… Je retombe sur mes deux pieds. Il fait noir d’abord. Un grand silence règne. Il donne la mesure de ce nouveau palier sous-terrain. Immense, ramifié, complexe. Un néon clignote. Il hoquette des lettres sur le carrelage. Je suis dos aux rails dans la station Exelmans.

#20 | La très longue partie de cache-cache

Tu étais bien cachée, petite maline. Pas un portrait de toi. De linge marqué à ton nom dans un grenier. À ton sujet, aucune de ces anecdotes que les vieilles personnes disent à la fin des dîners, quand tous les sujets anodins ont été épuisés, quand le compte du présent sont terminés et qu’il faut, pour que la soirée dure encore un peu et parce que l’heure est venue, descendre dans ces caves familiales qui s’étagent sur tant de niveaux qu’on croirait pouvoir descendre avec eux jusqu’en chine, là où l’on marche la tête en bas, pour trouver les trésors enfouis des secrets dérisoires qui font les meilleurs des mythes. En conclusion, l’aïeul immanquablement soupire : eh oui, c’était ainsi, à l’époque, tandis qu’il racontait l’histoire épouvantable d’un cousin, d’une tante, d’une connaissance, et la mort prématurée qu’ils avaient connue. Un temps, le temps du récit, ces vies dès longtemps disparues fortifient son sang trop liquide comme une sauce qu’il aurait rallongée cent fois d’un peu de bouillon gras, puis clairet et enfin d’eau pure, pour parvenir au grand âge. Eh oui, c’était ainsi, à l’époque… et son soupire éteint la lumière qui l’a un moment habité. La mèche fume longtemps encore dans le silence du regret obligé : cette vivacité soudaine à parler des disparus est impardonnable. Quand on est bien élevé, on ne se réjouit pas trop fort d’être en vie et cet instant de contrition où la tête se baisse, le regard perdu dans l’étrange encens de l’air soudain épaissi, rappelle la messe du dimanche après que les clochettes ont sonné la transfiguration. Le rituel tire une tenture cramoisie, majestueuse et protectrice entre la minorité des vivants et l’immense foule des morts. Il tient aussi à distance le regret qui vrille d’avoir perdu qui l’on aimait d’amour ou d’amitié, ou plus simplement de ce temps révolu de notre vie où, cela apparaît à chaque histoire plus clairement, nous étions heureux. Tu n’as pas idée de tout cela, tu étais si petite et si bien cachée dans l’ombre longue de la petite morte la plus récente. Elle a éclipsé toutes les autres, au point que certaines vivantes s’en sont aussi offensées et ont parfois consacré leur vie à la combattre, agitant leurs poings et leurs pieds dans l’air vide, se cognant elles-mêmes par accident ou dans un geste décidément mutilateur pour donner corps à l’incomparable sœur morte, malfaisante, impunie. Tu aurais pu t’en offusquer, frapper des coups depuis le dedans des murs, rappeler à ta présence… mais elle avait tout : les photos en layette, po le petit linge tricoté en attendant sa venue au monde, l’inscription sur les papiers officiels, la ligne d’encre sur le registre des baptêmes, les anecdotes poignantes de son avenir celé dès la naissance, les hideux procès des belles-familles prétendant que le sang de l’une ou l’autre portait seul la faute, la pérennité du petit ange de pierre au cimetière du village… tu t’es faufilée dans une vacance et sans tout ce fatras de preuves, tu es apparue au détour d’une conversation. Après la mort de sa femme, l’aïeul s’est lancé dans un classement d’archives sans précédent. Chaque soir, au téléphone nous évoquions la figure de cette épouse iconique, des souvenirs de leurs vies antérieures : leur rencontre, leurs habitudes à la ville, les petits voyages qu’ils avaient faits ensemble, sa famille à elle qu’il aimait tant… Le soir où tu es apparue, j’étais tout près d’un grand théâtre, dans les environs de l’entrée des artistes et je lui demandais s’ils l’avaient fréquenté quand ils vivaient à la capitale. Ma femme, oui, dit-il. En mourant, elle avait perdue tous ses autres titres : de son vivant il la qualifiait en fonction de qui la demandait : ta mère, ta grand-mère, ta tante. Mais depuis son décès, elle était toute à lui et il ne l’appelait plus que « ma femme. “Ma femme aimait aller au théâtre entendre de l’opérette”. Quel rapport avec toi, me diras-tu ? Attends. Je lui demandais si elle y avait emmené d’autres membres de la famille, en visite. Je n’espérais pas apprendre quoi que ce soit de mes questions, simplement maintenir un fil, soudainement ténu, à travers le flot de souvenirs qui l’assaillaient dans la solitude et qu’il essayait de domestiquer dans des boîtes et des classeurs. Ta sœur, par exemple, elle est allée au théâtre quand elle vous a rendu visite ? Et il a dit le mot impensable : laquelle ? Le sol a tangué sous mes pieds. Confusément, j’ai su qu’il te révélait. Peut-être était-ce plus facile que d’envisager qu’il était en train de perdre l’esprit… N’importe, je lui ai parlé comme à un somnambule, avec qui l’on veut poursuivre la plus absurde conversation, sans qu’il se réveille, sans le faire tomber. Comment ça, laquelle ? Tu as une autre sœur qu’Edwige ? Edwige que j’ai connue, pingre comme pas une, Edwige et l’anecdote des affreux boudoirs pour le baptême de ses enfants, Edwige qui s’est bien battue, mais qui a tiré sa révérence à la cinquantaine… Oui, j’ai deux sœurs. Ah… le bord du toit, le cœur suspendu, l’apnée… Qui est l’autre ? Et il a dit ton nom : Lucienne. Il a dit quand dans la guerre. Comment tu avais été enterrée à l’alpage, mais où exactement. Pourquoi tu n’avais pas eu le temps d’être baptisée. Cela paraissait couler de source pour lui de ne jamais avoir prononcé ton nom. Il pensait l’avoir fait. Il n’a pas vu que tu avais joué avec lui, ton grand frère, ton aîné, une très longue partie de cache-cache. Il t’a retrouvée, Lucienne, ton om a projeté une grande lumière sur des générations de petites filles mortes, que la toute dernière avait éclipsées.

#17 | Soles Célérier

L’automne dernier, j’ai dû descendre une fois de plus à Avignon. L’objectif était double à chaque fois : voir mon fils et visiter des salles aussi dispendieuses que mal foutues pour jouer mon spectacle l’été suivant. Comme si le programme ne suffisait pas, entre les zones de tensions avec ma belle-famille et l’âpreté des négociations financières avec les propriétaires de garages à création, Emma insistait à chacun de mes voyages pour que je rencontre Brigitte Célérier. Emma, c’est mon ex, et nous ne nous sommes pas quittés assez fâchés pour disqualifier automatiquement ses conseils. Son insistance cependant porte des fruits inverses et c’est étonnant qu’elle ne l’ait pas encore remarqué, après toutes ces années de vie commune et toutes ces années de vies séparées. À moins qu’elle ne compte m’avoir à l’usure, et c’est précisément ce qui s’est passé. Pour quelqu’un de mon gabarit, la dèche est bien véritablement la mouise, et je peux le mesurer avec un centimètre à chaque voyage. Depuis la naissance de mon fils, j’ai fait beaucoup d’effort pour rentrer dans le moule, mais pour ce qui est des sièges de seconde dans le TGV, tout effort est vain. Une fois installé, plus question de bouger et respirer dans une si grande promiscuité représente un sérieux problème pour un vieil asthmatique dans mon genre. Me sachant coincé devant mon téléphone pendant la durée du trajet et réclamant de tous mes pores une diversion, Emma a relancé la question de la rencontre de Brigitte Célérier par un flux continu de minimessages assez drôle. Catherine de Russie avec un nez de clown, voilà comment je la présente à mes amis en son absence. Au milieu des saillies, un lien vers Paumée, le blog de la fameuse Brigitte. Elle écrit. Emma écrit aussi, des textes qui me tombent des mains, ou me mettent mal à l’aise. Heureusement, elle est si occupée à les écrire qu’elle semble se moquer comme d’une guigne que quiconque les lise. C’est une pause, évidemment, mais puisqu’elle veut la tenir, elle ne pas se montrer ouvertement déçue le cas échéant. Bref, Brigitte tient un blog et à ma grande surprise, je n’ai pas vu passer le voyage, occupé à l’éplucher avec une curiosité croissant pour son autrice. J’y ai recueilli des informations en nombre sur ses habitudes, ses coins préférés et ses horaires pour décider d’aller la rencontrer sans crier gare au marché couvert. Paulin, mon fils, était assez excité par l’aventure, bien qu’il soit trop petit pour vraiment comprendre de quoi elle retourne. Elle s’apparente à un de ses livres préférés, Où est Charly ? et qui le reste bien qu’il sache depuis longtemps répondre à la question pour chaque double page de l’ouvrage, les yeux fermés. Cela m’amusait de le voir courir sous la halle d’un stand à l’autre, scrutant les ménagères par en dessous leur cabas et attrapant au vol chaque femme brune qui lui semblait avoir l’âge requis en criant : « Brigitte ! » Je l’ai reconnue immédiatement, la petite cigale brune, à un des stands de poissonnerie. Elle ne mâchait pas ses mots pour faire savoir au vendeur qu’il n’était pas si frais que ça, son poisson et qu’en conséquence, une remise sur les queues de lotte serait un geste commerçant. Je me suis accroupi pour serrer Paulin contre moi et je la lui ai désignée en précisant : « Tu vois, c’est elle Brigitte ». D’un coup, ça l’a dégrisé et il m’a demandé confirmation, comme un pilote avant de déclencher une attaque, « C’est elle, Brigitte ? » Il s’est approché sans courir. Il avait l’air très impressionné d’un coup, et il se retournait pour vérifier encore et encore qu’il allait faire la bonne chose. Il était si petit soudain sous ses hauts plafonds… je l’ai suivi à quelques pas, de crainte que la presse des clients ne l’embarque. Il est arrivé près d’elle de son pas hésitant alors qu’elle se baissait pour prendre son porte-monnaie. Nez à nez, il a posé une main sur son panier et plongé son regard intimidé dedans. « Et qu’espères-tu donc trouvé là-dedans, mon garçon ? », lui a-t-elle demandé, passablement amusée. « Brigitte ! » a répondu mon Paulin. Elle a ri et je me suis présenté, en fan de Paumé. Elle m’a aidé à marchander des filets de sole, trouvant néanmoins la dépense exagérée, mais j’ai fait valoir que pour une rencontre longtemps remise, il fallait marquer le coup d’un coût et qu’Emma ne me pardonnerait pas la moindre radinerie. Je comptais en effet qu’elle acceptât une invitation à déjeuner et j’ai sorti mon subjonctif imparfait pour faire bon poids. Elle était fort pressée (j’aurais dû m’en douter, au vu de ses nombreuses activités), mais en constatant la moue dépitée de Paulin, elle m’a proposé de porter son cabas et de l’accompagner jusqu’à un foyer où les habitants, tous réfugiés, faisaient griller ce qui leur était tombé sous la main, ou du ciel, sur des barbecues de fortune. Elle nous a présentés à Hacène, qui a payé un aller-retour à nos soles, tandis qu’elle coupait de grosses tranches de pain bis avec un opinel d’une taille inquiétante dans ses mains si frêles. En un rien de temps, Paulin a trouvé un ballon et trois compagnons de jeu. Il vient de temps en temps nous rejoindre sur le muret où nous sommes assis Brigitte, Hacène et moi pour mordre une petite bouchée de son sandwich à la sole.

#15 | Ne suis pas

Je ne suis pas… comme ils disent, là… sans arrêt, c’est in… cessant, ils disent ça, ils le répètent, à la longue ça a l’air… On y croit. Les gens le croient et moi… par moments… parfois… pas tout le temps, mais parfois, moi… le doute me saisit, c’est un corps par derrière et les bras serrent si fort, je peux à peine respirer, ça appuie… non, je ne sais pas… pas toujours, pas toujours exactement… mais qui ?… qui le sait ?… Il faudrait tout enregistrer tous les jours, toutes les nuits… comme vous le faites, mais c’est pour la mémoire…. c’est différent, professionnel, pour se souvenir, pour le livre…. eux, ce ne serait pas pour la mémoire… des preuves, ils veulent des preuves que je suis… comme ils disent, je crois…. parce qu’ils me trouvent dans le jardin, le matin, alors tout de suite, je suis… parfois, oui, je crois être éveillée et je dis des choses… j’ai cru voir des biches et des flambeaux par l’ajour des volets, je m’étais assoupie, dans un demi-sommeil, mettons… mais le jardin, ça n’a rien à voir…. le jardin, c’est autre chose, je ne suis pas… je n’arrive même pas à le dire… à me souvenir du mot qu’ils emploient… voilà, je ne m’en souviens pas, alors tout de suite, c’est une affaire d’état… comme s’il fallait se souvenir de tout… de tout ce qu’ils disent… comme cette fois, où ils ont fait un drame parce que nous n’avions pas conservé tous ses cahiers d’enfant… une preuve, avait-il dit et elle bien sûr… ils se sont bien trouvés ces deux-là pour nous faire une vie impossible… ils sont grands à présent, ils n’ont qu’à s’occuper de leur jardin. Leur fils, il en a des cahiers, vous croyez que ça les intéresse ?… Je vais vous expliquer pour le jardin, c’est bien simple… vous ne rirez pas vous êtes un professionnel quand même… les vieilles dames, ça se réveillent la nuit, mais pas pour les mêmes raisons que les vieux messieurs… la vessie, c’est secondaire… ils disent que je ne retrouve pas le chemin de ma chambre…. que je me lève pour aller aux toilettes et que je suis… que je me retrouve dans le jardin… je ne me retrouve pas dans le jardin… je vais dans le jardin. Je me lève… ce n’est pas si important la raison, l’important c’est levée, je vois la lune par la fenêtre… et je vais dans le jardin… j’ai cru que la lune passerait à la ménopause, je peux vous parler franchement, vous n’êtes pas du genre… la lune est encore plus forte chez les vieilles dames, jeune homme, je peux… elle sourit étrangement dans la nuit… je ne suis pas perdue, avec elle, dehors, je suis… je suis… ailleurs…

#14 | Idiomes antiques

Et tes vacances ? Trop bien.

T’es trop belle sur ta nouvelle photo de profil

Trop classe ta banane pailletée (j’ai la même en plus grand : trop pratique).

Vous êtes trop mignons avec vos T-shirts assortis et les petites ombrelles dans les cocktails avec le coucher de soleil : trop stylé !

Trop beau pour être vrai (concept passéiste chargé en mauvaises vibs). À ghoster au plus vite. D’ailleurs, il est où le rapport ? Si c’est pour killer le fun, merci.

Trop bonne trop conne (dicton sexiste). Tu la vois, là, l’importance de la pensée positive dans ton développement personnel ?

Trop gentil pour être honnête (théorie conspirationniste). Moi, cette méfiance perpétuelle, j’ai pas de mots. Après on s’étonne qu’il y ait la guerre.

#13 | Coupé de tout

Il rapplique sitôt le plateau posé sur la table. Il sautille tout autour, dessus, ça peut durer s’il n’a pas ce qu’il veut : une miette de croissant. Il faut lui poser un peu à l’écart. Il n’est pas farouche, mais il ne veut pas de notre odeur, seulement une miette du croissant. D’ailleurs une fois qu’il l’a prise sans la casser dans son bec, il s’envole et je ne le revois plus jusqu’au lendemain. Il a d’autres ressources, mais il est régulier. On ne peut pas en dire autant des cyclotouristes anglais. Ils se pressent sur les bancs de bois de la plus grande table dans leurs justaucorps bleus et jaunes. L’assise est un peu basse et l’uniformité des tenues, comiquement contrastante avec la variété des corps, finit par leur donner un petit air de sept nains. Une seule femme, deux types franchement plus âgés, le plus rouge avec une brioche incongrue après tant de kilomètres de montagne. Les autres, secs comme des coucous. Leurs échanges, leur étape même, ramènent finalement des impressions floues de Contes de Canterbury. Ils ne font que passer. Il n’y a que les touristes pour s’arrêter boire un café, les gens du cru entrent seulement pour acheter le pain ou des cigarettes. Les vieux viennent pour parler, mais ils ne veulent pas déranger, alors ils hésitent devant les gâteaux ou, les bons jours, engage la conversation avec une connaissance sur la petite terrasse fonctionnelle qui a été installée devant la boulangerie pour la belle saison. Une conversation sur les dangers et les vertus de l’autostop vient percer le glacis des banalités sur l’âge. L’ancienne coiffeuse avec son scarabée d’or au cou a lâché volontiers sa rumination pour parler des voyages qu’elles ne fera plus. Elle regrette le bouillonnement de sa clientèle, mais elle ne va pas jouer aux cartes le mercredi. Elle regrette d’être seule, mais elle n’a jamais rien entrepris pour sortir de son veuvage. La boulangerie est remarquablement située à l’entrée du village. Tout le monde passe par là. Et bientôt tout le village sait qui s’est livré à l’excentricité de s’arrêter boire un café, alors qu’il est quand même « un peu d’ici ». Les saisonniers, c’est différent. Un gars à lunettes noires essaie de faire taire son chien : si l’éclat pâlichon de ce soleil raté du début de l’été le gêne, il est facile de se figurer la douleur que causent sous son crâne les ricochets des aboiements. Il est ici, mais pas d’ici, lui non plus. Ça se voit également aux vêtements : pas besoin de se faire croire qu’il fait beau quand on travaille. Un vieux pull troué aux coudes et un jean coupé en bermuda suffisent pour ce qu’il y a à faire. Une pimpante famille américaine s’installe dehors juste après son départ. Le père, la mère et une amie, qui pourrait bien être la mère d’une des deux tiges adolescentes qui ne desserrent pas les dents, tandis que les adultes parlent de l’université du Wisconsin. Est-ce qu’ils ont vu Twin Peaks ? Est-ce qu’ils voient à quel point les forêts résineuses sont semblables ? Rien ne l’assure. Cette phrase lue chez Simenon la veille, dans la chambre au petit lit, revient en voyant l’air renfrogné en défense de leurs adolescents : « Car l’exotisme n’existe pas… on a aussitôt l’habitude du paysage et un arbre est un arbre que ce soit un chêne, un manguier ou un cocotier, un passant est un passant… L’homme s’habitue à tout ». Du moment que le café est posé sur la table du café, c’est le matin. Ici, ou là. Le père est d’origine asiatique, il a un mouvement de surprise en voyant l’ordinateur, un peu choqué par cette technologie déplacée au beau milieu de ses vacances « coupé de tout ».

# 12 | Sofia-Boston-Glasgow-Beyrouth-Sauveterre

De Sofia : La petitesse de la ville vue d’avion. L’aéroport d’avant, non tant vestige de l’ère soviétique que signal, que rappel : tout est passé du passé, oui, mais ses empreintes sont plus profondes que l’air du temps où l’on se fond. L’aéroport d’aujourd’hui avec ses vrais et ses faux taxis. La langue qui revient à mesure qu’on s’approche du centre. Les palais d’apparat devant lesquels ça défile dans le calme, les boulevards tracent une portée, les marcheurs dans le soleil d’or des Thraces, les valeurs longues ou brèves martelées sans dureté, mais chaque jour, à la fin du jour, pendant des semaines, des mois, au point où le commencement s’efface et qu’on finirait par voir ne plus voir qu’un groupe humain très ancien, le premier à fouler cette terre d’un autre monde, guidé par la lumière du couchant.

De Boston : La douane plus lente qu’aux postes-frontière des Balkans, où les automobilistes font connaissance, allument des barbecues pendant que les enfants courent entre les voitures arrêtées dans la fumée des viandes grillées. Les questionnaires à remplir pour certifier qu’on n’est pas un terroriste (quelqu’un a-t-il jamais coché la case ? Et alors jusqu’où est allé ce guignol de gendarmes et de voleurs? Quel prix invraisemblable paie-t-on pour ne pas prendre au sérieux cette candeur insupportable pour les gens de la veille Europe ?). La douane de JFK flottant dans une lumière indéchiffrable pour qui est parti depuis deux jours entiers d’une montagne, auto, train, métro, RER et enfin l’avion sans savoir ce qui est advenu à la nuit.
Il y aura encore un bus pour être arrivé à destination, sur un tapis de pelouse verte sans clôture où des maisons groupées autour de l’église donnent à croire que le Mayflower vient d’accoster.
Et puis l’autre visage l’immeuble du peintre qui peint sur de grandes toiles bleues des visages et des corps qui rappellent Enki Bilal au premier étages, dans le ghetto noir. Jamais vu autant de verrous sur une porte ni de voitures, cramer dans l’indifférence générale pour devenir ensuite de commodes dépôts d’ordures, tandis que les flics font leurs rondes en équipée de quatre, toutes vitres closes, fusils d’assaut apparents

De Glasgow : Au milieu d’une soirée d’hiver, les filles décolletées, en nu-pieds et minijupe, réchauffées par l’alcool arpentant la rue principale de bar en bar vers un dénouement sans suspens. Ainsi, en tous cas, les présente le gars de l’accueil, insomniaque depuis son divorce et qui profite de l’ouverture H24 des supermarchés pour faire ses courses vers 4 h.
Il faudra plusieurs tours à l’étage du bus pour commencer à voir plus loin que tout ce qui a été reconstruit pour durer après les bombes. Là-haut, à l’air libre, roulant toujours, le vert qu’on espère de ce pays, dans les cheveux.

De Beyrouth : L’asphyxie des tunnels pour gagner le centre. Les stores passés, déchirés, battant le vent qui transforme les grands immeubles en flottille calcifiée des temps de paix. Le rituel dépassionné des engueulades entre automobilistes au carrefour de l’hôtel. Les tablées de femmes chaque matin à travers les ajours de la verdure vraie ou fausse des palissades qui protègent de la rue, volières de rires, de ton qui monte, de murmures soudains.

De Sauveterre (notes anciennes) :

Ce qui n’était pas prévu : la joliesse de la ville, sa petite taille. Sur place, je vois bien quel amalgame s’est fait avec d’autres lieux. Le château entrevu de nuit me ramenant aux murailles d’Avignon, aux villes de rempart. Les trajets en voiture d’alors (aucun souvenir d’avoir marché dans la ville) dessinant essentiellement les contours, la périphérie pratique et par là, un plan de zones, de ronds-points… Ces trajets à l’aveuglette du siège passager, l’ancienneté de la ville et son centre échappant à la logique bien organisée de ses extérieurs m’ont maintenue dans une sensation labyrinthique, en dépit du plan dont j’étais munie. Plan double : une carte et un projet pour la journée. Chercher quelque chose, même futile, ouvre le regard et les découvertes. Chercher quelque chose, c’est trouver tout le reste, il suffit d’avoir une fois perdu ses clés pour le savoir. J’avais prévu de faire imprimer l’Archive Sauveterre augmentée des textes de Will, pour lecture et annotation. Ce premier dessein a bien occupé ma fin de matinée : accéder à vélo à l’imprimerie repérée dans sa zone s’est avéré un défi en soi. Voulant éviter une grosse nationale inquiétante, je me suis engagée au petit bonheur dans un parc ensauvagé (spécialité locale sur laquelle je vais revenir, en marchant, en écrivant). Je connais ce moment précis où le projet bas de l’aile au profit de l’appel d’air d’un chemin blanc, c’est l’aventure et sa modeste envergure (vélo, deux jours) ne fait rien à l’affaire. C’est l’aventure de l’enfance, celle du Petit Poucet : la sans retour. Les chemins en montrent d’autres, on les suit comme des lapins blancs. Je pense un instant à découper le plan qu’on m’a donné en secteur, à faire une enquête de terrain rationnelle. Depuis que je suis sortie de la gare, je pense à mes ami.es à dictaphone, à vidéo, qui parlent sur le vif. Mais non. En deux temps, en mille temps. Aux quelques souvenirs que j’avais se sont substitués les propositions de l’atelier-ville, à ces propositions, les chapitres de l’Archive Sauveterre. (La gare, parlons-en, j’ai cru arriver à Étang-sur-Arroux et qu’à tout moment mon beau-père et son chien allaient surgir sur le parking dans la vieille Golf… Mais sitôt quitté le parvis, foin de ruralité autunoise : c’est là que la joliesse m’a sauté aux yeux, dans une longue rue de maisons crème, anciennes, basses et entourées de jardins aguicheurs). Quand finalement après maints détours de Chaperon rouge, j’arrive sur le parking de l’imprimerie, deux minutes avant la pause de midi, j’ai beaucoup pensé déjà à Jean-Christophe Bailly et au Dépaysement, à ce talent inimitable qui est le sien pour dire ce que l’œil attrape et déduit de ces trajets piratés en balades, où l’esprit bat la campagne. Pour imprimer, me dit la secrétaire à la fenêtre (je ne voulais pas descendre de vélo et j’ai toqué à son carreau), ce sera ailleurs, ici on ne fait pas de petits travaux.
Et c’est comme ça que je suis devenue un personnage de Will : à midi quinze, je traversai le parking du Leclerc à la recherche de la boîte qui imprimait les petits travaux.
J’ai déjeuné sur un plancher de bal, monté au bord de l’eau. Ce carré de bois clair au milieu des verts, des pierres, des petites écluses et des canards, m’a doucement ramenée aux écrits que Nathalie Moine m’a fait la joie de m’envoyer sur la question des refuges. La vie secrète et cachée du Grand D’ombre m’a paru bien lointaine et pourtant, y-a-t-il autre chose dans une vie cachée et secrète qu’une quête obstinée de refuge ?

#11 | Rentre avec Sasha

Il s’est endormi le front contre la vitre. D’autres fois, c’est la joue et alors il ronfle de ce ronflement de stentor des tout petits enfants. Par moment, il couvre le plein régime moteur, à bout de souffle dans la montée. Les amortisseurs ne valent pas vraiment mieux pour absorber les nids de poule du bitume, défoncé par le dégel, et son corps menu tressaute comme la bouteille d’eau presque vide qui traîne à ses pieds, indifférente aux chocs. Quant à la reprise, il n’y en a pas pour affronter aux virages en épingle à cheveux qui se déroulent infatigablement sur notre route. La faiblesse des phares, qui se mélange à la tombée du jour n’a donc pas été une surprise. Au moins nous ne dérangerons pas de notre rayon circulaire les petits animaux qu’on devine dans la bordure des sous-bois à chaque tournant. Quand la voiture ralentit, là, il s’éveille en sursaut, avec un cri aspiré, l’air lui passant à nouveau par le corps après une longue apnée. Il fait le geste de se recoiffer, son sommeil l’emporte si loin qu’il oublie qu’il se rase le crâne et les sourcils depuis plusieurs années. Cette habitude est encore une raison pour laquelle c’est moi qui me retrouve, fugue après fugue, à ramener Sasha : les collègues sont exaspérés par sa mise : il y en a pour l’appeler « le skinhead », d’autres « le punk » (!) et lui servent sur un plateau la répugnance qu’il organise. « Tu ne trouves pas qu’il a l’air d’un serpent ? », m’a demandé l’une d’entre eux, la première fois qu’il est apparu dans le service avec la face parfaitement glabre qu’on lui connaît depuis… Mon malaise venait davantage de sa ressemblance avec les enfants que j’avais connu en Oncologie, pendant mon internat. Sasha n’est pas malade d’autre chose que de cette intelligence insatiable, qu’il doit faire courir comme un cheval sur des terrains de plus en plus vastes, au risque d’être dévoré. Il partage pourtant avec les petits malades ce regard vieux et profondément inquiet qui nous rappelle la sagesse. Nous voulons l’appeler ainsi parce qu’il est inacceptable que le temps d’une vie ne leur soit pas donné, bien placés que nous sommes sur l’observatoire de l’âge adulte pour savoir qu’une vie prend du temps. Sasha a repris la carte qui avait glissé à ses pieds. Elle ne m’a pas manqué : il n’y a plus qu’une route et pour des kilomètres. La prochaine ville est loin, où nous passerons la nuit, dans un hôtel, s’il accepte, dans un parking, dans le cas contraire… Il refuse catégoriquement que nous empruntions l’autoroute et les nationales. Ramener Sasha, c’est deux jours de voyage minimum, loin de tout exotisme conventionnel. La fondation prête pour l’occasion une de ses petites voitures de fonction qu’on appelle poliment « citadine », quand on doit les conduire en pleine montagne. Ce choix inapproprié se situe à mi-chemin entre le bizutage de mes collègues et l’indifférence de la structure pour ce qu’est Sasha. Il note sur la carte le tronçon parcouru pendant qu’il dormait et se remet immédiatement à scruter chaque détail de la route. Ce n’est pas mon premier rapatriement, je crois mieux comprendre ce qui l’intéresse : les chemins adjacents, les abris et l’horizon. Nous avons eu la surprise, plus tôt, à la sortie d’un virage, d’un troupeau de chèvres sauvages, se hissant du ravin pour attaquer l’adret. Elles ont bloqué un instant la route qui semble faite des mêmes pierres que la montagne, tant le bitume en est passé, partout chez elles. Tandis qu’elles bondissaient lestement jusqu’à la sente en surplomb, une plus vieille, plus grande, pointait ses cornes mythologiques vers nous, avec plus de bravoure et de franchise que j’en ai vu dans mon entourage depuis longtemps. Sasha, tout son corps tendu, les fesses décollées du siège, les mains en appui sur le tableau de bord, la visière contre le pare-brise, lui rendait son regard. Dans le jour fuyant : un faune.

#07 | La pénombre tourne autour du soleil

Nous nous parlons dans la pénombre. Peut-être, me parle-t-il en d’autres occasions, mais c’est dans la pénombre que sa voix me parvient. La pénombre est à la fois espace et temps. Un moment aux contours flous dégradé sur le mur d’en face par la fin du jour et de la journée. Pas de tricherie possible, de volets baissés dans l’après-midi, d’aubes confuses : la pénombre où nous nous parlons tourne autour du soleil et ne se présente qu’une fois par jour. La découpe des hauts arbres se reflète dans l’écran géant de la pièce presque vide. Je ne vais pas dans la chambre. Je ne suis pas sûr de ce que je trouverais derrière cette porte. La pénombre est un rendez-vous qui ne souffre pas l’indécision. Il est entré dans cette chambre, au moins pour la vérifier, s’assurer de ce qu’on voyait par cette fenêtre, de l’autre côté, de ce qui pouvait se voir depuis l’extérieur. Mais pour la pénombre, il aura préféré l’étrange salon framboise et la baie sur la forêt. Il y a cette empreinte sur la vitre, d’un pouce et d’un index, je me plais à croire qu’ils appartenaient à sa main. Je me perds dans leurs circonvolutions. C’est peut-être le concierge qui l’a oubliée en passant le dernier coup de chiffon sur la vitre. Je n’en fais pas le relevé. Je vais loin dans les chemins ronds de ces labyrinthes… hier, j’en ai manqué la pénombre. Aujourd’hui, je suis assis sur le canapé en face de l’écran, aujourd’hui je guette. Il ne devrait jamais en être autrement. Il ne faut jamais baisser la garde, jamais ciller non plus quand vient la pénombre. En ces mois d’hiver, la nuit tombe comme une lame, le jour passe de vie à trépas sans agonie, sans presque de nuances, ne laissant pas le temps de douter de ce qu’on voit dans le reflet de la forêt, de la faiblesse de nos yeux. Il n’y aura pas de conversation, seulement la réponse à l’une des questions que j’enferme chaque matin dans une petite boîte à secret, une boîte pour chaque question, quelque part dans le coffre de mon thorax. Parfois, il répond à celle-là, parfois, à une autre si ancienne que je l’avais oubliée. Ce sont ces mots ou ceux des dits de Sacha qu’il cite, je ne fais plus la différence. Il n’y a plus de différence ou plutôt, elle échappe à ma conscience comme celle qui unit les ombres grises que la fin du jour décline sur le mur. La découpe des hauts arbres se confond avec l’écran noir. Mars arrive. Il faut s’y préparer.

#06 | Plus simple expression

Au fin fond des Balkans, dans le troquet qui étaye invariablement la gare, vide à certaines heures, bondé à d’autres, je suis assise fixement, tandis qu’ils vont et viennent avec leurs volumineux bagages de rien — un corps pourtant tiendrait à l’intérieur par simple pliage, sans même qu’il soit besoin de sortir la scie —, avec leur fatigue matinale qui prend leur courage à deux mains pour le serrer doucement autour de leur cou, accentuant les cernes et la bataille des cheveux figés dans l’air froid comme au frontispice des monuments à gloire idéologique dont bientôt aucun ne restera plus debout, indemne, respecté — déjà les visages des héros en action ont été repeints aux couleurs des Marvel à copyright de l’autre camp —, avec leur alcool de fin d’après-midi qui n’est plus de la première fraîcheur, il en a bien fallu s’en jeter derrière la cravate pour étourdir se longues heures d’agitation vaine, ne nous mentons pas en nous tenons par la barbichette de Lénine : qui trouve sa mesure dans le néant des tâches répétées, du démantèlement pièce par pièce des vieilles lunes que seuls peuvent encore caresser les collectionneurs qui les achètent par pleines brouettes au décrochez-moi-ça de brocanteurs à qui profite ces crimes contre l’humanité dont ils peuvent encore tirer quelques lambeaux d’or ? Je ne bouge pas sous les cadres et l’horloge, dans le ronron du frigo des sodas, dans cette pose entre deux trains qui vont quelque part sans importance en comparaison de la vertigineuse attente qui se propose là, dans le magma de cette photo qui court, je suis le seul personnage net, si découpée que j’aurais l’air morte si quelqu’un s’avisait d’appuyer sur le déclencheur. Bientôt, dans le compartiment désert d’un wagon surchauffé, je serai encore immobile, tandis que tout bringuebalera du train sur les rails, laissant croire qu’il perd au vent de sa risible vitesse des morceaux entiers de sa carrosserie, des roues, des poignées de porte, des vitres entières se détachant pour filer loin derrière dans la nuit, tandis que la machine se réduit à sa plus simple expression, d’un aiguillage à l’autre, en sorte qu’il ne reste plus rien qu’un corps transporté immobile sous les étoiles lentes.

#5| Vivable pas vivant

Pourquoi ça irait ? Pourquoi on changerait et d’un coup ça irait ? Il a fallu grandir avec les légendes urbaines des bébés échangés à la naissance et maintenant c’est les corps directement ? On s’est trompé : mauvaise boîte, mauvais étui, mauvaise enveloppe, mauvaise couleur, pas la bonne matière, la forme ne va pas, hein ? C’est pas la forme ? On vous le change ! c’est compris dans l’assurance que ça ira, qu’il suffit d’y mettre le prix, de savoir ce qu’on veut, de vouloir… Et pour les vieux dans mon genre ? Nada, démerde-toi de ton incontinence, de tes tremblements, de tes ratés, de tes inconforts, de tes stupeurs au corps vieux, mais toujours renouvelé en pire, sans habitude, lâcheur, indifférent à tes considérations esthétiques, ce corps qui ne pense qu’à sa gueule, qui croit que tu n’as qu’à te faire à lui. Moi aussi, je veux transitionner, je ne suis pas né dans le bon corps, le mien, le vrai, celui auquel j’ai droit par naissance, il ne vieillit pas, il ne souffre pas, il me paraît normal, évident, familier, beau, facile, supportable, vivable en un mot. Vivable et pas vivant, pas salement, pas seulement vivant.

#4| Planque ultime

Le livre était d’abord un abri rudimentaire et merveilleux, comme les tentes de draps qui se bricolent  dans les jardins des lotissements, l’été. Les mots prenant le pas sur les  images, ils sont devenus de solides planques. Et plus petite la police,  meilleure la planque.

Nombreux sont les points communs entre la couverture d’un livre et une porte. L’espace qu’elles obstruent aux regards, la nécessité de posséder une clef pour les ouvrir, la possibilité d’y aller au pied de biche dans le cas contraire, le grincement caractéristique à l’ouverture.

Avec certains livres, on peut véritablement parler d’installation. Ceux  dont la lecture seule va occuper plusieurs mois, plusieurs années parfois, sans  parler de leur écho, qui procure une sorte de maison de campagne, ou d’enfance,  accessible à tous moments pour s’absenter d’un monde dur et cruel ou plus  simplement sans intérêt. D’autres font davantage figure de chambres d’hôtel (et  je pense particulièrement à Un Privé à Babylone de Brautigan…), ce qui ne  diminue en rien l’entendue de leur écho.

L’installation dans un livre implique qu’il faudra déménager vers le  suivant. Comment peut-on associer la lecture à une activité tranquille,  sédentaire et lénifiante quand on apprend avec stupeur que « D’après un récent  sondage, le déménagement peut causer, au même rang que le congédiement et le  décès d’un proche, d’importants stress et angoisse (…) De manière simplifiée,  l’impact psychologique d’un déménagement peut s’expliquer par une modification  de la personnalité et de l’identité, puisque ces deux éléments se construisent  en prenant compte de l’environnement familial et social. (…) Une personne forge  ses caractères en interagissant avec l’environnement qui l’entoure, y compris  son lieu d’habitation. Ces interactions peuvent être de nature sensorielle ou  relationnelle. En effet, un déménagement ne signifie pas simplement quitter son  lieu d’habitation, cela signifie aussi perdre le contact avec certaines  personnes. »
À titre personnel, il est absolument exclu que je perde le  contact avec Hercule Poirot, le Comte de Monte Cristo, Orlando, Gogo… Parfois,  il est difficile de faire ses malles, je le concède, mais alors pourquoi ne pas  créer un chemin entre le livre fermé (La lettre de Lord Chandos/Hoffmansthal  1906) et celui qui vient de s’ouvrir (La réponse à Lord Chandos/Pascal Quignard  1976). Ce ne sont là que deux exemples faciles, mais on peut avec un peu de  pratique, relier le livre quitté au livre nouvellement ouvert par voie ferrée,  via ferrata, sentier dans les bois, autoroute à jamais inachevée…

Sortant d’un livre, on en garde à jamais les clefs, comme de ces chambres  d’hôtel où la vie s’est jouée en une nuit. À la longue, j’ai fait mon trousseau.  En clair : les cachettes sont trop nombreuses pour que je sois facilement débusquée. Mais cela ne suffisait pas. Un jour, le besoin de devenir le sujet  dans le cas d’école « la maison que Pierre a bâtie», oblige à l’écriture.

La planque ultime, c’est le livre que je publierai, le suivant, l’à venir.

Mon livre se construit autour d’une bibliothèque — le meuble, ou plutôt son  contenu — . Les livres étayent mon livre. Pour le dire autrement, les livres lus  ou à lire sont autant de maisons de la taille de ma maison à l’intérieur de ma  maison.

Pour étayer Alice A. et pour les autres, j’ai rassemblé les volumes  des Mots de la Maison, publiés en 1995 par Archives d’Architecture  Moderne à Bruxelles. Le premier, L’Extérieur, trouvé dans un bac de la médiathèque de Valenciennes avec l’estampille RÉFORMÉ, a lancé la chasse aux  autres. Pour chaque mot, une illustration en belle page et en face, le mot écrit  en toutes lettres (La façade) suivi d’une brève définition (Face  extérieure de la maison donnant sur la rue, sur une cour ou sur le jardin),  n’ayant pas de point final, elle laisse entendre que tout est loin d’être dit,  ce que confirme l’illustration. Sous la définition, on trouve encore, comme dans  un bon dictionnaire, une citation littéraire (« La façade de bois des maisons…,  la façade de pierre du château…, la façade de marbre des palais ») ainsi que son  auteur (Victor Hugo). En bas de page, le nom de l’architecte est renseigné,  ainsi que le titre de l’illustration (Joe Bascourt, atelier Jespers, rue Boisot,  Anvers 1896).

La citation vient de la préface de Cromwell, où j’ai séjourné avec obstination, au début des années 90 : C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une  invasion, une irruption, un débordement ; c’est un torrent qui a rompu sa digue.  Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse,  Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans  l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dans  les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre  du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en  même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable  Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose,  peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :
grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.
Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui,  dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au  front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des  portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues,  ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il  s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la  façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais.

La liste complète des éléments du premier volume est la suivante : la façade, la grille, le soubassement, le soupirail, le perron, le porche,  la porte, la porte cochère, le seuil, le judas, la serrure, la boîte aux  lettres, le numéro, la sonnette, la lanterne, le décrottoir, l’auvent, la  marquise, la fenêtre, le châssis, le meneau, le linteau, le vitrail, le volet,  le fronton, le bow-window, la loggia, le balcon, la console, le garde-corps, la  balustrade, la colonne, le chapiteau, le pilastre, le pilotis, l’arc, le pignon,  le colombage, la gouttière, la corniche, le toit, le toit-plat, le  toit-terrasse, la lucarne, l’œil-de-bœuf, la tabatière, la cheminée, la  girouette, la terrasse, la véranda, la pergola, le jardin, la maison-mitoyenne,  la maison de campagne, la villa, le palais, la maison fantastique, la maison  hantée.

Note pour la suite : prendre chacun de ces mots l’un après l’autre et écrire à leur suite des histoires de maisons où l’on sentirait confusément que  la maison elle-même témoigne.


#1 Pourquoi changer ?

Pourquoi changer ? Pourquoi changer pour écrire, pour écrire pareil ? Pourquoi élire ce coin de rue plutôt que l’autre ? Pourquoi élire domicile ici et non là-bas ? Pourquoi se déplacer pour dresser toujours la même petite tente de papier, le même paravent d’écran qu’auparavant à l’autre croisement ? Pourquoi y tenir et pourquoi s’y tenir aussi fort que dans une tempête à plier les arbres comme des pages, en coupe réglée et sombre, laissant bien assez de papier pour recommencer ? Pour écrire ? Pour s’écrier ? Pour s’ébrouer des seaux d’eaux sales, usées, acides, tombereaux sur la petite tête irrémédiablement surprise, naïve, fertilisée de misère et de bêtise. Une fuite jusqu’au café suivant pour déposer la crasse, soudain insupportable, sur le trottoir, les murs, les chaussures, salopant des pieds des arbres le nouveau fouillis autorisé, prôné, labellisé jusqu’au prochain virage, au prochain coup de braquet dans l’autre sens (épidémie, aseptisation générale, désinfection systématique, fin de la déconne des mauvaises graines reines) à coup de cannettes, de mouchoirs, de crotte de chien. La crasse du dehors, indifférente d’ordinaire. La couleur du local, la règle du jeu des loyers modérés, de la disparition des taxes d’habitation, des autres priorités, comme l’eau sur les plumes du corbeau. Mais jusqu’à quand ? Ce coup-ci, en plein dans le mille et des débords, des coulures, des dégoulinures, du vase à bêtise, incontournable, les deux pieds dedans, les vêtements souillés, lacérés, couverts de cendre sympathique. La misère ignorée par elle-même — titre du tableau — . La bêtise menant la misère aveugle par la main, clopin-clopant — autre titre — . La misère misérable et miséreuse, la pauvreté véritable, sans lien avec les revenus te passant dessus. Assez à faire avec ta crasse propre, sans t’infliger plus avant la misérable misère miséreuse des autres. Alors, prendre racine ailleurs, pourquoi pas ? L’angle moins aigu, moins spectaculaire, moindre défi à l’intelligence de l’œil qui peint, mais maintenu, presque reporté, conservé des vitrines d’un café à l’autre. À la réflexion, plus de café sans angles, double exposition, issue de secours, une vraie manie. Comment nommer ce toc ? Trouble obsessionnel du café ? Un rempart pugnace de l’enfance ? Au fond de la perspective, image fugace d’un camion peint de citrons jaunes.

#Prologue | Les réponses

À la question « qui voulait un enfant ? », il a été répondu : personne particulièrement ni lui ni elle, l’instant.

À la question « qui voulait de l’enfant ?», il a été répondu : la lignée, les familles, elle, aussi, pour grandir.

À la question « comment allait-on appeler l’enfant ? », il a été répondu : par trois prénoms, les deux premiers épicènes, le troisième en fonction du sexe du bébé. Pas d’invention. Pas d’emprunt à une œuvre littéraire.

À la question « quel était le sexe de l’enfant avant sa naissance ? », il a été répondu : garçon, par tous sauf par la mère, qui s’est tue.

À la question « quel était le sexe de l’enfant après sa naissance ? », il a été répondu : fille, par tous, mais la partie n’était pas jouée pour tous.

À la question « comment a-t-on appelé l’enfant ? », il a été répondu : par deux prénoms bibliques, le premier relatif à la naissance du Christ, le second à sa mort et implicitement à sa résurrection. À quoi un troisième, issu du vieil anglais et signifiant hauteur et puissance a été ajouté. Elle précise qu’elle l’a choisi en raison de son admiration pour une actrice qui le portait, avec grâce et malice.

À la question « qui a déclaré l’enfant à l’état civil ? », il a été répondu : pas lui. Sa mère. Il est peu plausible qu’elle se soit rendue à la mairie seule, sans son mari, le grand-père paternel de l’enfant. Il est avéré que l’ordre initial des prénoms, tel qu’évoqué jusque-là, a été inversé. Le prénom de l’agneau du sacrifice est passé en premier devant celui du cadeau de dieu. Le premier prénom seyant mieux à un garçon, que l’enfant n’était pas, mais que les grands-parents paternels regrettaient. On n’explique pas que le prénom féminin de l’actrice au sourire malicieux ait été conservé.

À la question « comment appelait-on l’enfant ? », il a été répondu : par le premier prénom de l’état civil dans la famille paternelle, par le premier prénom du cœur de la mère partout ailleurs. Plus tard, l’administration emboîtant naturellement le pas de l’état civil, le prénom préféré par les grands-parents paternels sera un temps majoritaire sur le papier. Mais l’enfant apprendra d’abord à écrire son prénom usuel, avec ses dix longues lettres et sans s’en apercevoir, rétablira l’équilibre en signant ses dessins, puis en le faisant imprimer sur des affiches, au bas de notes de programme et enfin sur la couverture de livres. Le nom cependant demeure inchangé : c’est le nom de famille du père, avec ses dix longues lettres.

À la question « qu’est devenu l’autre petit garçon, celui qui avait été copieusement parlé avant la naissance de l’enfant ? », il a été répondu : ce n’est pas très clair. Une chose dont on parle tant, elle ne disparaît jamais tout à fait, elle demeure, comme le crocodile dans l’esprit d’Alexandre-le-grand après que la sorcière lui a intimé de ne jamais penser à un crocodile s’il voulait prédire l’avenir. L’autre petit garçon, le véritable, pas le simulacre de l’enfant au prénom de l’état civil à qui on offre des circuits de voitures et une place à la table des hommes, l’autre petit garçon, celui qui « cognait comme un footballeur » dans le ventre de la mère qui ne démentait pas, quoi qu’elle en sût, l’autre petit garçon est à demeure.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

40 commentaires à propos de “#anthologie #40 | Magasins généraux”

  1. L’identité… quel thème inépuisable… Je n’ai pas trouvé le prénom de « l’actrice au sourire malicieux », mais je me dis qu’Emmanuelle Cordoliani, c’est quand même un superbe laissez-passer !

  2. Questions-Réponses entre lignées et l’enfant qui acte à sa façon l’indépendance par la signature. Après tout le sexe est à prendre ou à laisser. Tout dépend d’un Désir d’exister qui le dépasse. Merci pour ce texte tonique qui ne se défile pas devant l’effet Handke !

  3. J’aime ce jeu de questions réponses, c’est magnifique.
    Et puis : Une chose dont on parle tant, elle ne disparaît jamais tout à fait, elle demeure, comme le crocodile dans l’esprit d’Alexandre-le-grand après que la sorcière lui a intimé de ne jamais penser à un crocodile s’il voulait prédire l’avenir. L’autre petit garçon, le véritable, pas le simulacre de l’enfant au prénom de l’état civil à qui on offre des circuits de voitures et une place à la table des hommes, l’autre petit garçon, celui qui « cognait comme un footballeur » dans le ventre de la mère qui ne démentait pas, quoi qu’elle en sût, l’autre petit garçon est à demeure. »
    Quelle chute ! Merci

    • Ce n’est pas la première fois, chère Françoise, que tu attires mon attention sur la chute, il me semble. La dernière fois, àa m’a permis de trouver la fin dAlice A, je crois. Merci de ton regard bien aiguisé.

    • Tu me fais voir par ta remarque qu’avant la naissance, les prénoms n’étaient pas écrits. Pas de lettres à ajouter, véritablement, puisqu’en les disant, masculins ou féminins font le même son.
      Merci

  4. J’ai lu d’abord le texte de 2019, né un 1er avril, comme Kundera… et très fort déjà, très différent de celui-ci. Je vous rejoins dans les heures à venir !

  5. J’aime bien la mise en mots : questions/ réponses. Et j’aime beaucoup les réponses…

  6. talentueuse et malicieuse et d’une malice sérieuse était l’enfant on le savait on le redécouvre chaque fois

  7. oui le jeu des questions et la distance prise. et cette incertitude du sexe et ce désir de garçon( fille c’est plus rare) qui se prolonge se faufile … et la longueur du nom ( le mien est bien court) les premières lettres tracées…

  8.  » bagages de rien — un corps pourtant tiendrait à l’intérieur par simple pliage, sans même qu’il soit besoin de sortir la scie —, avec leur fatigue matinale qui prend leur courage à deux mains pour le serrer doucement autour de leur cou, accentuant les cernes »… tel plaisir de retrouver votre écriture

  9. toute cette belle et sulfurante électricité
    prend au ventre tellement c’est … articulé, plein, farouchement vrai, devant soi
    et ceci de magique : « Les saisonniers, c’est différent. Un gars à lunettes noires essaie de faire taire son chien : si l’éclat pâlichon de ce soleil raté du début de l’été le gêne, il est facile de se figurer la douleur que causent sous son crâne les ricochets des aboiements. Il est ici, mais pas d’ici, lui non plus. Ça se voit également aux vêtements : pas besoin de se faire croire qu’il fait beau quand on travaille. Un vieux pull troué aux coudes et un jean coupé en bermuda suffisent pour ce qu’il y a à faire. »
    et les passages sublimes sur Glasgow et Beyrouth… d’une justesse et d’une densité incroyables

    • Merci ma chère Françoise, je pense à tes nuits blanches après une année de damnation. Il n’y a que toi pour trouver de la magie dans les ravages de la gueule de bois chez les saisonniers 🙂

  10. Je viens de lire la #15, emportée dans ce navire en perdition… si évocateur… Comme elles sont belles ces réparties où je lis la volonté inébranlable de ne pas entrer dans une case quelle qu’elle soit.

    • Merci Marlène, j’augmente la part du personnage d’Alice dans Alice A. Comme on se connaît bien c’est facile de lui laisser la parole.

  11. quel bonheur de te lire ! je viens de voyager vers Brigitte, tendresse humour justesse… c’est superbe, merci et merci à Emma d’avoir insisté auprès de son ex !

  12. Je ne connais pas Brigitte, mais un peu quand-même, suis lectrice de Paumée depuis quelques années. J’ai été très émue par ce très beau texte au plus près d’elle, de ce qu’elle laisse percevoir dans Paumée. Merci.

    • J’ai eu la chance de rencontrer Brigitte en vrai à Avignon après des années de zoom et de lectures. Son blog nous la rend si présente, si familière que la retrouver au café a été simple comme d’entrer dans l’eau à température de l’air.

    • Je suis assez tentée de poursuivre l’exercice avec un certain nombre d’entre vous…

  13. merci Emmanuelle (même si je venais pour imiter votre contribution au 20…) me recroqueville et depuis cette position j’admire

  14. j’ai été tellement charrette tout juin et encore juillet que je n’ai pas réussi à venir vers toi…
    mais ce n’est pas l’envie qui m’en manque
    mais pas trop tard, hein ?
    bien à toi, chère Emmanuelle

  15. je ne pensais pas qu’un jour la station Exelmans serait pour moi l’image du soulagement

    • Cette station est un mariage arrangé par l’atelier voilà des années dont je m’accommode finalement assez bien. Merci d’avoir trouvé le temps, une fois encore, de passer dans ton emploi du temps de ministre festivalière.
      J’attends avec impatience de pouvoir en faire autant…

  16. ainsi donc la 23 nous fait chuter dans les puits – passage incontournable de l’entre-deux mondes et les femmes-statues de la 24, les noms-fonctions… l’immensité de ces univers oniriques ! Merci
    (par contre pas trouvé comment commenter « en-bas » de chaque section, tout à l’air de se retrouver dans « l’en-bas » de la page wordpress unique, à la façon des notes de Perec !

  17. la 23 : j’adore comment ça commence, et la chute et l’entre deux avec tant de nuances, de sensations… et ce « Pourtant je mettrais ma main à couper qu’il n’y en a jamais eu chez Alice. » … j’aime tellement ta malice ! merci Emmanuelle

  18. ohhh malicieuse toi ! joie de voir une bejjani dans le pays d’Alice ! sourire tout le long (j’adore qu’elle le perturbe sans un mot). extra ! merci Emmanuelle

    • Je suis ravie qu’elle te plaise. Notre récente rencontre m’a rappelé à la vie libanaise ou moyen-oriental que j’avais initialement prévu pour les parents du petit Robert.

  19. « l’essentiel est là, dans l’autre façon de marcher »
    et de lire, et d’écrire, et d’entendre, et de voir, et de dire
    Merci Emmanuelle