Le vent glacial souffle fort et ne rencontre, ordinairement, pas d’obstacles sur cette terre déserte. Pourtant, ici, où aucune route ne mène, on y vient que par bateau ou par moto neige, il se heurte aux barres de béton, rebondit, tourne sur lui même, s’engouffre en sifflant à travers les carreaux cassés. Il y en a beaucoup : des cassés, des pas cassés, des rafistolés avec du carton ou du plastique qui claque et personne à l’intérieur. En tout, quatre vingt quatre, en rangées verticales de quatre, sur vingt et une lignes, autant de l’autre côté de la façade. En arrière plan de cet immeuble d’un jaune délavé, sur le sol infertile, dans la déclinaison de terrain qui fini contre la mer, de grandes bêtes d’acier : grues, rails, escaliers de fer, poulies qui grincent et rouillent. Dans l’intérieur vide derrière les fenêtres, entre les murs aux papiers peints déchirés qui font caisse de résonance, rebondit le bruit de cette harmonie mécanique, comme vocalise d’un animal étrange dans le silence de la toundra. Devant la façade qui tourne le dos à la mer, une vaste pelouse, pelée, jaune, elle aussi, comme l’immeuble. La délimitant à droite et à gauche, d’autres bâtiments, deux rangées de trois, rouges cette fois, aux toits de tôle pentus : huit rangées de fenêtres sur deux étages pour chaque immeuble. Les appartements, dedans, y sont plus grands, plus confortable mais tout aussi vides. Entre la pelouse et les bâtiments, de chaque côté de la pelouse, un chemin piétonnier d’asphalte éclairé par dix lampadaires. Indispensable si l’on veut voir quelque chose entre le 11 novembre et le 30 janvier. Il y a environ cent mètres de pelouse, autant de chemin asphalté, un lampadaire tous les dix mètres. En partant du grand immeuble jaune qui tourne le dos à la mer, entre les deux premiers bâtiments rouges, posé au milieu de la pelouse : un monument en forme de roue d’environ trois mètres de hauteur, posé sur un socle de trois grandes marches blanches et surmonté d’un ours polaire. Dans la roue, une représentation de la moitié nord du globe terrestre avec, à son zénith, une étoile rouge et dessous, l’inscription 79°. Le monument est en métal peint de couleurs rouges, bleues, vertes, blanches et noires. La rouille pigmente l’ensemble. A l’autre extrémité de la pelouse, environ quatre vingt mètres plus loin, une tête de couleur ocre, juchée sur un pilier de béton, regarde vers la mer. Le crâne est presque chauve, le visage porte moustache et barbe en forme de bouc. Les yeux sont légèrement bridés et l’expression grave. Il s’agit de Vladimir Ilitch Lénine. De là où il se tient, il ne peut voir l’infrastructure industrielle du port, masquée par le grand bâtiment jaune; par dessus celui ci, il regarde les montagne de charbon couvertes de neige. Derrière lui, deux longues barres d’immeubles, modernes, neuves, décorées d’un patchwork de couleurs organisés en rectangles blancs, marrons, bleu ciel et gris pour le premier ; blancs, marrons, rouges et gris pour le second. Il y a de la lumière aux fenêtres. Cette partie là est habitée. Ici, des hommes vivent et travaillent, par moins trente degrés, à mille trois cent neuf kilomètres exactement, au sud du pole nord : L’archipel des Spitzberg mesure 280 kilomètres de longueur du nord au sud pour 40 à 225 kilomètres de largeur d’est en ouest. C’est une terre charbonneuse quasi stérile au relief montagneux, d’où son nom ( Spitzberg signifie : montagnes pointues. ) Acquis par la Norvège en 1920, il dispose cependant d’un statut particulier : N’importe quelle nation à le droit de s’y installer pour y extraire du charbon. C’est ce qu’à fait l’URSS en construisant la cité minière de Barentsburg en 1932. Elle abrite aujourd’hui quatre cents ouvriers, tous russes et ukrainiens, vivant là, au milieu de ce désert de neige, dans une grande pauvreté, les salaires versés étant trois fois en dessous de ceux signés dans les contrats. Rares sont ceux qui parviennent à se payer un billet d’avion retour pour la Russie.
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Il y a le ciel du nord, si lumineux, presque phosphorescent dans les longs jours d’été. L’eau coule partout, donnant à la ville une sorte d’instabilité, de respiration fraîche et mouillée. Le flux et le reflux des vagues, discrets, à peine perceptible, laisse dans l’air comme l’impression de marcher sur une ville vivante, mouvante, en partance, presque. Entre lac et mer, elle est bâtie sur une constellation d’îles artificielles, desquelles elle tire d’ailleurs son nom. Les quartiers sont reliés par des ponts, des ponts partout, souvent anciens, hauts réverbères de cuivre et rambardes en volutes. Sur ce pont précis, passent voitures, piétons et vélos, chacun dans sa ligne dédiée. Dessous, peuvent se glisser de basses embarcations. Le trafic est intense, sérieux, imperturbable. A mi chemin de ce pont précis, à main droite, s’élève une haute bâtisse du XVIIIe siècle. Façade jaune, larges fenêtres donnant sur le canal. C’est le ministère des affaires étrangères. Entre ce bâtiment et le pont, à peu près au milieu du canal, surgit de l’eau une main. Rose, pâle. Ouverte. Tendue. Elle est là, incongrue, silencieuse, un silence comme une bouche pleine d’eau, malgré l’urgence que dit l’extension extrême de ses doigts. Elle n’est pas petite cette main, dix, quinze fois plus qu’une normale mais où elle est, personne ne peut la saisir, c’est trop loin et de l’immeuble et du pont. Elle claque comme une gifle le passant qui ne peut absolument rien faire d’autre que la regarder ou ne pas la regarder mais en aucun cas ne pas la voir. Certaines barques s’approchent d’elle parfois, les passagers la touchent puis repartent. Ils ne peuvent rien faire d’elle. Mais elle est là. Avec le temps, il a fallu s’habituer. Trouver, pour cela, une manière de l’intégrer au réel. Personne ne parvient à en rire, ce qui est pourtant la façon la plus courante d’assimiler une incongruité. Au lieu de cela, c’est comme si les passants, en cet endroit précis, se coulaient, comme dans un habit, pour un instant, dans ce silence qui se déploie au dessus de ces doigts tendus et plongeaient en eux même, dans une forme de recueillement plein du sentiment de leur fragilité et de leur vulnérabilité : La sculpture de cette main est un hommage de la ville de Stockholm aux réfugiés mort en mer en tentant de gagner l’Europe. C’est aussi un message au voisin danois qui applique, à l’inverse de la Suède, une politique de fermeture des frontière.
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Au cœur de la jungle, à deux mille mètres au dessus du niveau de la mer, entourée de deux fleuves, sur un petit plateau au milieu des montagnes, la bourgade s’agrandit d’année en année. Les maisons de parpaings, sommaires, parfois pas même crépies, s’empilent, s’étagent au milieu des fils électriques. Dans les rues, errent chiens et poulets ainsi que quelques chèvres. Il y a longtemps, ici, se trouvait un village indien. Au centre de l’agglomération, face à une large esplanade, l’église est d’une blancheur aveuglante, entretenue avec régularité, le portail et le balcon de la façades peints en arcs bleus et verts, sont ornés de motifs géométriques évoquant des fleurs et des papillons. Ce sont les espagnols qui ont amené le christ ici. L’église est un lieu de pèlerinage pour tout un peuple millénaire. Au fond de la grande nef se trouve l’autel, orné de statues de saints. Chacun d’eux porte à son cou un petit miroir. Entre le portail et l’autel, le long des murs, sont alignés d’autres miroirs, beaucoup plus grands, dans des cadres de bois. Il s’en trouve une dizaine de chaque côté. Les fidèles y passent de longs moments, debout, psalmodiant à voix basse devant leur propre reflet. Le sol de l’église est jonché de millions d’épines de pin. Elles forment un tapis qui le recouvre entièrement. Le long des murs, sous les miroirs, des tables ont été placées et, sur ces tables, fument des bâtonnets d’encens ainsi que des bougies, des centaines de bougies, petites, rondes ou longues, toutes allumées, en toutes circonstances. La nef baigne dans une atmosphère de profond recueillement. Les fidèles, assis pieusement sur le sol d’épine rotent régulièrement, ostensiblement puis déposent les bouteilles de coca cola vides qu’ils viennent de boire au pied des miroirs et sous les statues des saints. D’autres déposent des bouteilles d’alcool qu’ils ont également vidées. Certains fidèles ont un poulet vivant sous le bras. Dans le silence résonne le froissement de leurs ailes qu’ils essayent de déployer pour s’extraire de la prise. Mais les paysans et paysannes tiennent bon. Assis devant l’autel ou bien au centre de la nef, ils psalmodient des prières en langue indienne. Puis on entend un « crac », le cou du poulet rompt et on le dépose en offrande avant de le ramener chez soi pour le manger. De grands draps aux motifs colorés pendent du plafond vers les fenêtres. Le dernier prêtre à quitté ces lieux en 1869 : L’église de San Juan Chamula est, depuis la révolte de 1869, un haut lieu de la culture animiste Tzotzil. Pour ce peuple, chaque être possède un double qui l’aide et le protège. C’est à lui que l’on s’adresse à travers les miroirs le long des murs et pendus au cou des saints. Le pin est un symbole de résilience car cet arbre pousse en tous lieux et résiste au froid comme à la chaleur. Les esprits qui peuplent la nature aiment les sacrifices, d’où les poulets et adorent le sucre, d’où le coca et/ou l’alcool. Jusque dans les années 2000, la ville de San Juan Chamula bénéficiait d’un statut à part vis à vis de la législation mexicaine. Elle avait ses propres lois et sa propre police, ne devant de compte à aucune autorité nationale. C’est un exemple unique dans le pays, les autorités ayant préféré négocier plutôt que d’affronter une révolte indienne. Je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui.
Hello Laurent,
Déjà trois mondes dans tes prologues, tous orientés, je veux dire dirigés, directionnels, avec des lignes de perspectives ouvertes, des horizons, j’aime bien ça
Merci Catherine. Quand j’ai fermé les yeux pour évoquer l’image de lieux urbains qui m’ont marqué, ce sont ces trois là qui ont surgit. Intéressante expérience que d’y retourner en esprit.
Quels décors ! Quelles vies ! Quelle force textuelle !