Le cimetière parisien d’Ivry, près le Kremlin Bicêtre le 12 février 1972. En cette saison le cimetière est aride, minéral, dépouillé par l’hiver, ceint de son haut mur de pierres, l’air y est froid et gris, comme flottant autour des visages empreints d’affliction de la famille, des proches. C’est le jour où ton ami Delorme rencontre Pierrot, le jour de ton enterrement. Il lui donne le bras, la porte presque, malgré sa gêne de la découvrir dans une tenue qu’il trouve bien déplacée — jupe très courte, claire, et cuissardes à talons — de ma mère je reconnais là son goût pour la provocation et la séduction, jusqu’au boutiste, te plaire coûte que coûte, jusqu’à l’indécence. Autour de la fosse d’abord ta famille, ta mère effondrée, ton père comme souvent absent, ta sœur Clo et son mari, leur petite Dodo, elle a vingt ans déjà, ça tourne en boucle dans sa tête, affreux cet accident, affreux la mort au milieu, c’est affreux, elle voudrait crier mais elle a appris à garder les cris dedans. Pierrot frêle déjà aimantée au bras solide de Delorme. Elle avale ses joues, elle force à tenir grands ouverts ses yeux en amandes sur les tombes autour, mais le froid mord sa cornée, fabrique des larmes, alors elle lève les yeux au ciel, elle les plante dans le gris parfait, évite les regards dans l’absence là haut, elle enfonce furieusement ses ongles dans les paumes, elle tremble de froid, de désespoir, du vent de février, de colère, je te déteste d’être monté dans le Comanche, je le savais que quelque chose de terrible allait se passer, elle a toujours eu ces pressentiments qu’il faudrait savoir écouter. C’est devenu sa façon de vivre d’affirmer après chaque événement grave qu’elle le savait, qu’elle en avait eu la vision, comme si ça le rendait acceptable de l’avoir su avant, depuis je me suis trop souvent gâchée l’existence à me préparer au pire. Un bruit sourd, l’effroi, c’est ta mère qui frappe du poing ton cercueil, on perçoit un léger tressaillement du cercle autour de la fosse. En défense, derrière la jeune veuve, le clan Carozzi, aguerri aux enterrements, Pauline ma grand-mère, Jean, Angèle et Annie, le frère et les sœurs de Pierrot, débout dévastés par ta disparition, préoccupés déjà de ses inquiétantes conséquences sur la vie de leur cadette, il y aussi les époux, tes frangins, à leurs côtés. Il n’y a pas d’enfants, ce n’est pas leur place. Enfin les amis, et la grande famille des pilotes, des silhouettes molles et floues, nimbées du halo glacial, un bourdonnement et des mots, la pauvre petite, quel courage il va lui falloir, et les pauvres gosses, et ton cercueil est glissé doucement dans la fosse, en mouvement inverse ça se soulève doucement de l’estomac, elle lutte contre, le cœur au bord des lèvres — comme l’image est juste — et les cris de ta mère des pleurs silencieux quelques roses quelques poignées de terre et notre absence. Après la cérémonie les proches se sont recueillis à Corbera, autour de Pierrot, les femmes de pilotes ont continué à verser des larmes, des mauvaises langues diront qu’elles étaient toutes amoureuses de toi, comme si pareille tragédie ne suffisait pas. Nous, tes enfants, n’avons pas assisté à la cérémonie, nous avons passé la journée chez Angèle, nos grands cousins ont veillé sur nous. À quels jeux avons-nous joué ? Qu’avons-nous fait pour effacer la gravité de ce moment ? Jamais Pierrot n’est revenue sur ta tombe. Jamais elle n’a eu l’idée de nous y conduire. Nous n’avions plus qu’à imaginer l’enterrement, les minutes froides, nos sanglots, nous n’avions plus qu’à avaler nos joues et laisser le vent glacial recouvrir nos cornées de larmes, nous n’avions plus qu’à comprendre qu’un jour ton corps ne serait plus, dévoré par la terre, nous n’avions plus qu’à t’oublier les yeux plantés dans le gris du ciel.
Très beau texte, l’émotion mais pas seulement… tout un univers recréé, quelque chose de très cinématographique. Merci
Oh merci Muriel, oui sûrement j’ai pensé à un film en écrivant cette scène.
Les codes qui volent en éclats, les yeux plantés dans le gris du ciel, les joues que l’on avale, les images que l’on s’invente, la deuxième fois quand elle est impossible et puis ce cimetière du Kremlin Bicêtre… tellement de simplicité et d’authenticité dans votre texte !
Merci à vous.
Ça me trouble votre émotion, c’est doux et intimidant à la fois, merci.
et maintenant que Piero Cohen Hadria m’en a fourni le moyen, je viens répéter ici platement : émotion
Merci chère Brigitte. Vous allez aussi pouvoir répondre à cette proposition maintenant que ça marche 😉
On est unanime, c’est parfait, beau, fort, émouvant, violent. Du tout beau texte. Merci
Pas tout à fait sure d’avoir « répondu » à la consigne, mais la
lecture de Danielle Collobert m’a aidée à creuser ce fragment qui s’inscrit dans mon projet. Pas sure non plus de mériter tous ces compliments mais ça fait vraiment beaucoup de bien ! MERCI !
Je n’aime pas les cimetières, souvent minéral et froid, je n’aime pas les enterrements, noirs et tristes, mais je vous ai suivie dans votre histoire, dans vos portraits, dans cette famille et j’ai aimé.
Merci Monika, je commence à les aimer moi les cimetières, et puis celui dont je parle est aujourd’hui bien plus verdoyant, « éco-géré », herbes folles et bestioles…
Qu’ajouter à ce qui précède, sinon que loin du pathos, votre écriture m’invite à maîtriser mon émotion… Je cherche pourquoi… Je vois toute cette scène, les uns et les autres, et je crois que c’est parce que celle qui raconte n’était pas là… c’est ça. C’est l’absence qui parle, l’absence dans l’écriture. [Une fois de plus, dans mes commentaires sur ce site, suis-je claire ?!]
Oh grand merci Marlen, je suis très touchée par ce regard juste, et clair !!! Ce texte s’inscrit dans un projet au long cours qui soulève et remue tant, et oui ça a vraiment à voir avec l’absence, nos absences réciproques, celle de mon père et la mienne. Merci encore.