Au fond du wagon, au dessus de la porte, le petit bandeau s’allume, un nom s’affiche, nom familier d’une ville inconnue, moyennement célèbre, un de ces noms de ville ou de région que l’on rencontre sans que s’y attache aucun souvenir historique marquant, aucune image précise, du moins pour celle qui s’est redressée en le voyant, qui ne savait même pas vraiment où la situer, cette petite ville, sur la carte du pays, avant d’avoir acheté son billet, appris quelle était la gare de départ. Les nuages un peu jaunis par la vitre filent imperturbablement mais dans la brume verte des arbres et bosquets l’oeil a maintenant le temps d’isoler certains détails. Les premières maisons ingrates d’une banlieue antique apparaissent, petits jardins qui galopent et puis s’attardent assez pour laisser voir des rangées de légumes, des tas de ferrailles, une piscine gonflable, des meubles de plastique, des objets à la peintures écaillée, des rosiers et buissons hirsutes ou étiques encadrant des petits étangs de terre battue, linge claquant, jouets abandonnés, un portique sans balançoire… Une rue vient heurter en biais le train et le suit un moment. C’est tout parpaings, briques, tuiles à emboîtement ou ardoises, avec la surprise de ce qui a semblé être des panneaux solaires avant de disparaître. Un long bâtiment bas aux tags superposés défile lentement, s’éloigne pour laisser place à des rails, et puis apparaissent de vagues talus qui se transforment en quais de ciment gris. Le wagon s’anime, des voyageurs se lèvent, suivent le couloir. Elle jette un dernier regard, un banc de bois ciré surgit, freine, s’immobilise devant la fenêtre, le wagon a un petit sursaut qui la déstabilise au moment où elle se met debout, elle s’excuse, son voisin se lève, se retourne, demande « c’est celle-ci ? » en montrant la petite valise kaki, elle murmure merci en hochant de la tête, il la descend, elle tend le bras, attrape une manche, fait tomber sa veste pendant qu’il se rassied, elle tire sur la poignée de la valise, trouve dans le remerciement et les vœux de bon voyage qu’elle lui adresse un élan pour se mettre en marche pendant qu’il sourit en réponse et rejoint, dernière, les voyageurs arrivés. Pieds sur le quai, elle regarde autour d’elle tout ce neutre qui répond à son vide. Elle a un peu le vertige ou plutôt son enfance intérieure a une brusque envie de s’accroupir contre le banc, de fermer les yeux pour vérifier qu’ils peuvent ne pas pleurer – elle se répond que ce n’est pas le temps des délicieuses larmes faciles, et ça la fait sourire. Elle reste immobile un moment, le temps de sentir la jeunesse de l’air sur sa peau, une vague odeur composite, le sourire accueillant du soleil voilé. Elle se dirige vers la sortie.
j’aime beaucoup tout ce temps qui se prend.
J’aime cette insouciance, ce lâcher-prise dans le flou du flot continu du regard qui enregistre tout ce qu’il voit, dans ces références non référencées, ces banalités du quotidien qui défilent jusqu’à ce regard échangé qui arrête soudain la bande et ouvre la vanne des émotions. On chavire avec elle. Et on aime ça.
Toujours cette justesse du regard, cette douceur de la sensation et l’enfance qui ressurgit, merci « la légende du blog au quotidien » !!
et grand merci à vous tous (de la légende épuisée ce soir 🙂
Une apesanteur qui crée le suspense, j’ai presque vu un polar métaphysique, pas seulement pour le brouillage de piste qui m’a fait croire à un meurtre (demande « c’est celle-ci ? » en montrant la petite valise kaki, elle murmure merci en hochant de la tête, il la descend). A suivre donc, avec impatience et inquiétude.
pauvre petite valise, je la crois très innocente
Je me suis fait prendre aussi un instant au polar de Brigitte Célérier.
Toute en délicatesse, saisissante cette description d’arrivée en gare. De la dentelle.
la seule que je me laisse aller à tenter (cela vaut mieux 🙂 )
Le défilement, les objets, les décors, j’y étais aussi dans ce train … Hâte d’avoir la suite et de ramasser tous les petits cailloux blancs semés dans ce texte pour savoir où ça nous mène
Juliette, par ma foi ma chère Dame, moi, je n’en sais rien
tiens vais vous lire avant de go dans le jour
Pas trace de fatigue (mais elle n’est pas encore sortie) (de la gare) 😉
🙂
toujours cette précise délicatesse, et l’enfance intérieure qu’on voudrait serrer bien fort entre ses bras
merci dit la petite vieille 🙂
À nouveau le plaisir de s’assoir dans le transport de ton savoir-dire. Je me plais à penser que la régularité de la pratique peut amener à l’endroit où tu es. Que cela vaut la peine d’être chaque jour paumée. Je suivrai cette petite valise kaki, pour me le faire immanquablement confirmer. Merci d’être venue avec nous encore une fois.
Emmanuelle, me voici bien ennuyée parce que je ne sais pas ce que ça va être si c’est, mais je doute que ce soit un polar
Joie de voir par vos yeux à travers la vitre du train. Ce déploiement d’objets comme ersatz de vies … et cette arrivée avec le vertige de l’enfance intérieure. C’est beau
même si j’avais un peu plus de crâne et de temps ce fatras de l’autre côté de la vitre me poserait problème pour situer même approximativement et sa s préciser ma petite ville (sourire)
Vais de suite lire la suite !
ce trajet, cette banlieue, je les reconnais, douceur de la rencontre aimable, et « tout ce neutre qui répond à son vide », nostalgie – que va-t-elle trouver là?…
ma foi Claire on verra bien… si je continue