L’autoroute déroule son interminable tentacule de goudron sur plus de cinq cents kilomètres. D’ouest en est, ses bandes blanches épousent le relief, tâtent et traversent la roche, enjambent les vallées, surplombent les rivières. Ondulation, plongeon, remontée.
Voyager, c’est palper le territoire, se dit-elle en laissant flotter son regard sur le paysage éteint. Pourquoi s’intéresser aux viaducs ? Elle ne sait pas. Elle aime les constructions, se pique d’ouvrages d’art, de géométrie, et de tout ce que l’humanité a érigé de pierres au nom du sacré : temples, églises, synagogues, mosquées, la bleue d’Istanbul est une ancre dans sa peau, non pas tatouée comme le veut l’époque, mais enregistrée. Partout où l’espèce dialogue avec l’espace, elle pense à Perec, bien sûr, mais aussi à l’espace d’avant notre arrivée, et celui d’après notre départ. Où va-t-on ? Peut-on retrouver son chemin quand on l’a perdu. Et son innocence, la repêche-t-on à l’épuisette ?
Lui, il est concentré sur sa conduite, ses pensées sont toutes autres. La fatigue des dernières semaines, les déceptions répétées, la morosité de ce jour de décembre, le tout additionné mène au silence. Chacun repose dans sa propre présence, confortablement, en dépit de la froide humidité, du manque total de luminosité. Cela fait des jours que le ciel n’a pas fait apparaître ne serait ce qu’une micro culotte de gendarme. Ça ne donne pas matière à célébration.
En sortant à Aire du Manoire, elle se demande à présent si Picasso aurait accepté que son nom griffe une caisse en tôle et plastique. Décidément, elle roule sur les jantes aujourd’hui, ses yeux ne reçoivent pas assez de lumière pour se fixer sur ce qu’elle voit. Tout est trop délavé, lessivé, le vent souffle dans du lait caillé, les tons sourds de vert-bruns-gris baignent les prairies, détrempent les toits de lauze, la pierre, qui d’ordinaire fait penser à du miel, se transforme en bave. Rien n’est vraiment dans sa texture naturelle. Une nature morte au homard, même par Delacroix, ça ne fait pas rêver ! Elle se masse les jambes, enfonce son béret, et se réjouit de pouvoir bientôt sortir de l’habitacle. En attendant, rester en compagnie de Pablo, qui glisse le long de la D710 comme un skieur prudent. En arrivant à Mortemart, on est tout de même un peu effaré par un gigantesque complexe touristique à base de manèges multicolores du plus écoeurant mauvais goût qui soit, mais vite se rassurer, ce n’est pas à côté. On arrive enfin au point de rendez-vous, un parking en face de la gendarmerie du Bugue. Il est 12h45 et Monsieur Adam, le mail le confirme, va apparaître à 13h. Elle est un peu déçue que sa femme ne se nomme pas Ève, mais heureuse que tous deux les fassent circuler dans la vallée de l’Homme.
Lorsqu’il gare son Audi break gris anthracite, on le reconnaît sans l’avoir jamais vu. Extrêmement accorte, se souciant de notre trajet, souriant beaucoup en se félicitant de cette rencontre avec des artistes, quel bonheur ! Pour un agent immobilier, le bonheur est toujours à portée de main. Ou de clés, si on veut appuyer sur le commutateur de l’entrée.
Le petit convoi reprend la route pour les derniers kilomètres, toujours tenus secrets pour éviter que les acheteurs ne soient importunés par des fâcheux. En ce moment, elle pense au serpent de mer remonté à la surface, comme à chaque visite, alors elle tente de remettre ses yeux en activité pour ne rien rater de l’itinéraire, mais ça grimpe en flèche, tourne beaucoup trop. Après la grotte de Bara Bahau, elle a perdu le nord. Prairies, noyeraie, fermes, bois, elle compte trois mini hameaux et une belle vue au lointain, puis l’Audi freine, clignote à gauche et tourne. On passe devant deux magnifiques Périgourdines grand luxe, pour crocheter à droite et aussitôt à gauche, là descente ultra raide sur un chemin de sable stabilisé. C’est ici.
Immédiatement après l’arrêt de la voiture, elle reste quelques secondes totalement désorientée. Puis elle se met debout. Au bout de quelques pas, la tête lui tourne, elle est stupéfaite, figée comme une mule. Écarquiller les yeux, pousser un cri, taper des mains, il y a bien des manières d’être vivant, mais elle ne sait pas danser devant des inconnus. Alors elle reste impassible. Pourtant le miracle est là, sous ses yeux, incontestable, brillant de verts profonds et d’écorces rouges. Elle est devant le lit nuptial de son être. Sa maison.
C est drôle ces ateliers ! Je suis passée devant m aire du Manoire tout à l heure. En route sur l A89. Bonne route dans l atelier d été.
Haha ! Merci Danièle et bonne route aussi—et vacances, je le souhaite.
ça avance sa saute ça danse ça percute … Il y a les couleurs et ce bain de vert où l’on veut bien se plonger…
Merci Nathalie, je ne cesse d’hésiter à repartir sur tout autre chose depuis que la consigne 2 est tombée. Bref, déjà essoufflée au bout de 3 jours, ça promet 😉
J’aime tout…le propos, son ambiance, son rythme. Je suis bien dans cette lecture, j’attends la suite…
Merci Louis, Pascale, George, c’est très gentil 🙂
Clap clap clap, on est bien à suivre les pensées de la protagoniste et on a envie d’en savoir plus. Je ne connaissais pas l’expression micro culotte de gendarme, très joli, merci.
Oui, la fameuse culotte de gendarme ! J’adore cette expression, la trainée bleue qui apparaît au milieu d’un ciel gris ultra chargé, la lueur d’espoir, le vent qui souffle… Merci Irène 🙂
suis avec elle qui « se pique d’ouvrages d’art, de géométrie, et de tout ce que l’humanité à ériger de pierre »
avec elle qui « se demande à présent si Picasso aurait accepté que son nom griffe une caisse en tôle et plastique »
et je leur souris
ravie de te faire sourire, Brigitte ! 🙂
Rétroliens : #L1 Voodoo Russian Airlines – Tiers Livre, explorations écriture