Quand
il m’arrive de passer un seuil, par exemple celui de ma porte d’entrée, je me
trouve désemparé dans la présence et dans l’inconfort du dehors. C’est fort
rare, de sortir, et difficile, et dur, et je me cogne à l’intérieur, même si dehors
est le plus souvent d’une apparence douce là où je réside. Je ne vais pas
m’amuser à caresser un mur du dehors. Pas la peine de m’y frotter, je me cogne
en direct et sans médiation à mes murs du dedans. Alors, une distance de
sécurité est scrupuleusement respectée pour mon corps. Ce sont mes yeux et mon
enveloppe physique qui font le travail. Mais assez discrètement, sans avoir
l’air d’y toucher.
(Seuls les murets en pierre sèche m’intéressent
en tant que pure minéralité : je peux les bâtir, je peux les consolider,
je peux les aimer, je peux les utiliser, je peux y abimer mes mains, je peux y
siéger.)
S’il me fallait me prendre un mur, je choisirais le plus évident, le plus
rapide, le plus proche, le plus facile, sans chercher bien loin, afin d’en
finir au plus vite avec mon inquiétude à fleur de peau. Je sélectionnerais
celui ou ceux groupés qui me feraient face ; celui ou ceux groupés qui
boucheraient en aplats vibrants tout horizon. Je me foutrais des secrets qu’ils
pourraient contenir. Qu’ils protègent ! je penserais ça, regardant. Que
mes yeux travaillent, je me dirais, me forçant.
Maintenant je me tiendrais face à la « grandeur » sans
accointance ; je stationnerais, affrontant la connaissance rebutée de
l’expérience : d’accord pour réduire la distance, mais sans la moindre
proche connivence amicale, sans l’adjacence complice nécessaire. Le voisinage mural
m’ennuierait bien.
Seule — mais au plus haut point — m’importerait leur géométrie
d’encastrés aplanis. Mon regard, quoique attiré par les strates de
l’imbrication, je le limiterais avec effort aux lignes de force de l’amalgame,
de la surface cartographique volontaire qu’ils forment. À une mentale
superficie enfermant, sévère, du
profond, de l’impénétrable, du latent, de l’abstrus.
Mon champ de vision serait en totalité occupé, et découperait la densité
apparue en trois sortes de directions, d’orientations lignées. D’abord les
horizontales — cinq : les deux limitations infléchies du
cadre ; une s’étendant à moins du tiers de la largeur et de la hauteur
totales ; deux toutes petites tout en haut — certaines seraient rectilignes,
d’autres plutôt crénelées. Ensuite les verticales — neuf : les
deux délimitations infléchies du bord cadre ; trois dans la première
moitié de la largeur ; deux presque au bout à droite ; deux assez
courtes, une très à gauche et l’autre à droite, se situant dans le dernier
tiers en hauteur — qui seraient souvent un peu penchées ou légèrement
désaxées, voire à peine coudées. Enfin les diagonales — deux :
une dans le premier tiers en haut à gauche ; une autre dans le dernier
tiers à droite en haut — toutes deux seraient parfaitement tirées.
Ces seize traits, comme plomb de vitrail moderne, montreraient :
l’encadrement de mon champ visuel ; la rive d’un toit avec trois noquets ;
le faîtage d’un chien-assis ; la limite entre deux parties du bardage d’un
pignon en lattes de bois peintes ; la queue-de-vache d’un chéneau ;
l’angle d’une façade récemment refaite ; un autre pignon grossièrement
taloché comportant des chemins de câbles et une descente d’eaux usées en Y.
Tout en bas, au ras du cadre, à l’extrême gauche, seraient plantés un
disque surmonté d’un triangle équilatéral — panneaux de signalisation —
affirmant la présence d’une route limitée à une vitesse de quarante kilomètres
par heure et d’un carrefour : lenteur et indécision précisées et vues de
justesse.
Bleu, gris, crème, blanc, ocre brun, blanc cassé, noir, rouge vibreraient au soleil
les couleurs des matières juxtaposées. Sur le poteau indicateur ainsi que sur
la descente de gouttière, deux très petites marques jaune vif diraient la
possibilité d’une promenade à pied loin de tout mur, sans s’en prendre un ni
plusieurs.
Parfois, devant et le long de cet écrasement de construction, avance
régulièrement un bœuf tirant, lent,
lourd, une charrette de tonneaux, de bois ou encore de foin.
Beaucoup aimé. Ce serait un bon point de départ pour un récit.
Merci, Jérémie !
Le mode conditionnel me tient à une distance bizarre et reflète un peu mon inquiétude réelle face au dehors.
Super idée, le point de départ !
Suite du projet – (re) lecture à la lumière des sources.
Descente de la rivière murs sous conditions.
Beaucoup aimé ce texte à la subtile oppression (= contenu murs qui bouchent X forme conditionnelle ?). Très intriguée par le bœuf au présent mais presque anachronique, porte ce qui écrase et avance avec… envie de suivre ce chemin possible … D’accord, donc, avec Jérémie Tholomé.
ps : commencé à relire Jeu et Réalité, quand même assez technique à la façon de l’époque, j’espère ne pas vous avoir donné une fausse joie.
Je suis content que vous ayez bien aimé ce texte « bizarre ». J’en ai fait une autre version (sans le bœuf). La piste début de récit se confirme, ça m’encourage !
Merci mille fois, Déneb, pour ces commentaires de (re)lecture. C’est très généreux de votre part !
Pour Jeu et Réalité… même pas peur :-))