On commence le nez collé dessus, nues sur un sol de chair, qui nous englobe, dans cette position de petites parmi les petites poupées russes, comme si on nous avait déposées dans un objet en bois, peut-être un cheval à bascule ou un escalier en merisier ou un violon d’Ingres, ou peut-être encore qu’on nous a encastrées directement dans l’arbre, protégées par l’écorce, encerclées par les cernes de vie, les essences, les échardes… minuscules parmi les minuscules avec la main sur le cordon, qui est à la fois tube digestif, le premier lien, un frein à main et la corde du pendu; et le sol était en mouvement comme sables mouvants et les pieds avançaient toujours mieux nus, eux aussi, tantôt sur des sols solides ou mobiles, des sols dessinés à la main, des sols dans lesquels enterrer ses souliers, comme une promesse de non-retour, un aveu, un vouloir rester là-bas, là où la terre est rouge, où la poussière s’agglutine autour des chevilles, se colle à la peau à la manière d’une famille, nous assiège aussi longtemps qu’on ne retrouve pas l’eau et les carrelages bigarrés du hammam, qui est essentiellement ruissellement dans les brumes, vapeurs sur les corps nus des femmes, qui n’ont plus ni pudeur ni naïveté, que la force d’exfolier en chantant dans ce nouveau baptême de lucidité des sens, de frotter avec le savon noir les pieds cassés, et ses chants qui laissent un arrière-gout de sable dans la bouche, les grains qu’on n’arrive pas à avaler, tandis que toute la terre rouge se mélange à l’eau et s’écoule en rigoles vers le drain, avec le soutien des mains et des caresses maternelles de parfaites inconnues; pleurer d’avoir la conscience qu’aucune autre terre ne collera à nous aussi intimement, parce que nulle part ailleurs y a-t-il si grande collection d’humains entassés dans le sable (au même moment, se remémorer l’intérieur d’une boutique aux Îles de la Madeleine, où trônait une petite étagère remplie de fioles qui contenaient des sables de partout, des sables de toutes les couleurs, et de petites étiquettes sur les bouteilles avec les noms des lieux d’origine des contenus pour nous faire voyager, des tablettes qui s’étalaient comme des plages devant les yeux, une impression de bibliothèque de sols ou d’être à l’intérieur d’une boule en verre décorative qu’on agiterait aussitôt le vent levé, une boule bercée pour permettre à tous les sables de venir s’échouer sur nos épaules voutées, nos épaules couvertes, ensevelies, comme des roches muettes); les pieds avançaient tantôt sur des pelouses gorgées de rosée, des sols cloutés comme des tapis de fakir, des sols brûlants de pierre, des sols troués, perforés, remplis de failles à colmater d’or en ébullition, des sols sur lesquels on se couche pour se rappeler l’odeur de la terre humide, sur le dos, avec une main qui console l’herbe drue, et les draps qui volent au vent sur les cordes à linge comme si de rien n’était, multiplier les points de contact avec le sol pour se souvenir d’où l’on vient et où l’on retournera, se leurrant d’inventer des micro-racines pour apaiser ses vertiges, allongée en respirant, apeurée mais concentrée sur la vague qui fait monter et descendre le ventre, attendant d’être expurgée de ses insatisfactions, de ses appréhensions, de ses boules dans la gorge, seules constantes dans une vie pas groundée du tout, une main sur le cœur pour s’assurer qu’il ne sauve pas, le dos sur le sol, le corps couché, l’air paisible, l’air de rien, malgré toute l’agitation interne; et les pieds avançaient en martelant des sols qui invoquaient des pas de danses, des sols en terre cuite, des sols pour rouler, pour manger de la route, des sols dans lesquels tout pousse et meurt, le plancher d’un bateau sur lequel voguent et tanguent des passagers, dans un paysage ceinturé de montagnes, avec des poissons morts qui flottent à la surface d’une eau grise, où chacun porte des vêtements tissés de motifs aux couleurs vives, l’odeur d’essence pourrait incommoder à la longue, il faudra faire attention en débarquant pour ne pas tituber hors du quai et tomber… au milieu des voyageurs assis à même le sol, un cercueil en bois, l’artisan qui l’a fabriqué l’a porté jusqu’ici sur son dos. Au milieu du bateau et des voyageurs interdits, un cercueil assoupi.
« les pieds avançaient toujours mieux nus », « sols cloutés comme des tapis de fakir »… merci pour ce texte au ras de la peau, Chantal ! j’espère que tu vas bien, là-bas, chez toi, de l’autre côté de l’atlantique !
Merci Vincent… de ce côté de l’atlantique, je souffle un peu cet été, ce qui laisse plus de temps pour lecture et écriture. Bonheur. 🙂
merveille (presqu’autant qu’une naissance 🙂
… exactement, comme une (des) naissance(s). Merci <3