Dans la cour, les tables sont dressées : ronde de gâteaux et biscuits, tartes et cakes salés, bulles de boissons fraîches. Parents d’élèves aux manettes. La mère de Marie fait sauter des crêpes : deux poêles chaudes où fondent beurre, chocolat, confiture, c’est selon – fraise, framboise, abricot – même citron. Le père de Vinca promène des pics en bois dans un bac sucré dont ils reviennent comme nuage de coton rose. A côté, c’est Madame Beaurieux qui s’y colle : pommes d’amour cerclées de rubans rouges, cornets de pop-corn caramélisé aux rayures jaune et or, comme sur les plages bretonnes. Au stand voisin, le copain Lucien anime le chamboule-tout : balles de tennis contre boîtes de conserve, ça ne loupe jamais. Plus loin, on plonge sa figure dans un bol de farine pour retrouver à la bouche une pièce de plastique enfouie – contre laquelle on recevra une sucette bariolée. Les plus petits (les frères et soeurs) se font maquiller (chats et chiens, coccinelles) par une belle grosse dame rousse au tablier peinturluré (coeurs, fleurs, champignons). On fait la queue pour les fléchettes, et bientôt les majorettes feront leur numéro. Ça braille là-dedans, autant que ça peut, et ça s’esclaffe, et ça virevolte : papillons roses et mauves aux attaches menues. Les jupes courtes volent sur les collants brillants qui font la peau dorée – bientôt les vacances d’été, soleil et bains de mer. Ce dernier jour de juin, bouches en coeur, elles s’apprêtent à danser : poupées articulées des boîtes à bijoux, la baguette à la main, comme de braves soldats. Si belles, les filles, si grandies : à la rentrée, le lycée. Tout est allé si vite, c’est comme ça que veux-tu, on nous avait prévenus, ils nous avaient bien dit, les autres, qui savaient. Roulements de tambours : en avant la musique, au milieu de la cour. Les regards convergent, sauf ceux des mères inquiètes qui surveillent les plus jeunes de leurs enfants pour ne pas qu’ils s’échappent, leur échappent, disparaissent – sauf ceux des gars qui ne veulent pas voir ça (ces filles-là qui se donnent en spectacle), n’osent pas approcher, restent en périphérie, font le tour de la cour, longent les murs, corps nonchalants, jeans et baskets, avancent au gré du vent – un coup d’oeil parfois. Sur les bancs de pierre, des grappes de pestes, insectes aux ongles noirs, regards infects, cheveux tirés décolorés, plâtres de fard, jambes similicuir – bien affûtées, les araignées – se moquent des danseuses, montent sur leurs grands chevaux, attisent la meute, fomentent de mauvais coups – toujours une remarque derrière la cravate, une raillerie, un croche-pattes à l’attention des cruches et bras-cassés, tous ces inadaptés : grands dadets boutonneux et premiers de la classe, cheveux douteux coupés courts aux épis indomptables, sage cartable sous le bras – tandis que d’autres font les bars ; filles à queue de cheval et appareil dentaire (tu verras les belles dents, toutes bien alignées, martèlent les parents), sweat vert pomme ou mauve tendre, jean neige, lunettes épaisses qui les ont fait pleurer. Près des grandes tables, on tend un bon pour une part de pizza ou de marbré au chocolat, un verre d’Orangina – ou Fanta ou Coca – jus d’orange ou de pomme. Tout à l’heure, il y aura le tirage de la tombola, avec lots à la clef : avant, des petites voitures, ou des poupées Barbie ; à présent, des places de cinéma, des billets d’entrée au parc d’attraction, ou à la fête foraine, et déjà les rêveurs volent dans des nacelles haut dans le ciel, où le coeur roule avant arrière dans le bateau pirate. Deux tickets, s’il vous plaît, dirait la fille plantée là au milieu de la foule avec sa crêpe au sucre, son air mal assuré, et qui ne sait pas quoi faire de sa peau, de ses mains, et qui attend qu’on la délivre – deux tickets, s’il vous plaît – et elle y pense parfois, à ce vertige-là : monter dans le grand huit, s’accrocher à son bras – et elle y pense encore, seule parmi le monde vide de lui qui n’est pas là, qui n’est pas à la fête, qui s’en fout de tout ça, qui n’en fait qu’à sa tête – et elle y pense encore, tandis qu’il apparaît, fait son entrée en scène, alors qu’elle finit sa bouchée. Il a franchi la grille, pantalon de velours brun, chemise à carreaux verts, reflets dans les yeux longs de chat. Elle ne sait pas s’il l’a vue ou pas, s’il a fait semblant de ne pas, ni s’il faut l’ignorer, ou se manifester. Le coeur à la gorge, elle voudrait prendre ses jambes à son cou, passer le mur d’enceinte, disparaître dans le petit bois, courir droit devant, sans s’arrêter, jusqu’à la résidence d’en face et les immeubles de briques, grimper les marches d’escalier, frapper fort aux portes et monter sur les toits, et crier : Il est là ! Il est là ! Mais elle reste figée dans son carré de bitume – et ses pieds sont collés. Bientôt la cour sera vide et il sera trop tard, il n’y aura plus personne, il ne restera rien : un ballon suspendu, qui se dégonflera, ou le ruban perdu d’une pomme d’amour – quelques papiers éparses, trop peu de traces, plus de regard où s’accrocher, plus de visage – ni le sien ni les autres – sauf les sourires gravés sur la photo de classe reçue la veille, sur laquelle les élèves posent une dernière fois dans la cour du collège, dont on aperçoit, à l’arrière-plan, la façade rouge et rouille. Pour l’occasion, elle a coupé ses cheveux, carré léger qui dynamise. Elle porte un pull torsadé emprunté à sa mère, et un foulard dans la cour de récré, des épaisseurs pour se protéger : du vent, du toucher. A sa gauche, c’est Rodolphe, sourire et raie sur le côté, puis Maud la blondette. Au deuxième rang, Sylvestre et Lucien sont joyeux, bras croisés. Marie et Vinca, en rose et blanc : deux belles filles dans le vent. Devant elles, assises sur le banc, Alice et Norah sourient de toutes leurs dents, tournées l’une vers l’autre, épaule contre épaule. A l’autre extrémité, le timide Alexandre a l’Amérique au cœur, sur le sweat-shirt acidulé. G. est assis devant, au premier rang, veste et pantalon de jean, cheveu dru, regard vert, grandes jambes et mains d’homme déjà, poings posés sur les cuisses. Il sourit discrètement, la bouche est large et rose, le menton carré, et les fossettes au creux des joues. Elle est debout au dernier rang, et l’on pourrait tracer à la règle une droite verticale entre elle et lui, ou un segment plus exactement, un fil suspendu pour ainsi dire, qui relierait sa terre à lui, son ciel à elle. Le ciel est gris d’ailleurs, et l’air est frais encore à l’approche de l’été, mais elle sait qu’il est là, un peu plus bas dans le cadre, qu’il ne s’échappera pas, qu’il occupe une place – et peut-être qu’un jour elle posera sa tête dans ses grandes mains jointes.