L’ordalie des chardons fuchsia commence ici. Une étendue pareille, jamais encore vue. Leur hauteur de tige, si variable. Des fleurs boules hérissées comme des étoiles, penchées sur leur support flexible, gris vert. Oh, là, j’ai failli l’écraser, un champignon noir, très gros, cueilli et jeté, pas la saison, mais justement, insolite dans la coulée des joubarbes. Nénuphars et poissons rouges, un vrai tableau japonais, les feuilles assiettes luisantes et les corolles porcelaine posée dans le bassin en pierre. A quoi tient-il ? Entre le potager et la vieille fontaine de l’autre côté de la route. On pourrait presque se serrer la pince de part et d’autre, tellement c’est étroit. Route taille de guêpe. Tout à l’heure le tombereau chargé de foin, bâché à la va-vite d’un filet de grosses mailles, j’aurais dû le prendre, il ressemblait à une tortue chevelue ou à un chauve à perruque décoiffée, une mantille ébouriffée sans allure sinon fabuleuse. Une photo d’affabulation, des plus affables. Les avions, croisillons de sillages coupant les nuages. Celui-là viendrait d’Alger. Sa destination, Copenhague. Trajectoires et conjectures. Oui, pour une prochaine série. Les couloirs aériens sont plus fréquentés, plusieurs vols en même temps à différentes altitudes, longs et moyens courriers. Les groseilles encore translucides, s’apprêtent à rosir, sans vraiment s’y apprêter, c’est moi qui, en fait…Les névés s’amenuisent jusqu’à disparaître alors que… Plus de grues aussi en bas, piquées après le damier jaune et vert des champs. Aller camper plus loin la prochaine fois. La petite pluie à claquettes sur la tente, ce matin, c’était inespéré. Design agricole des rouleaux d’été sur lesquels s’appuyer, pupitre pour la mise au point. Trépied inutile pour la foule des épis de blé. Piqueté des tournesols et des derniers coquelicots, pas mal l’affolement des rafales en ondes mates.
La comédie familiale des festivités traditionnelles pour la bonne cause et se maintenir chacun à flot intérieurement ? En tout cas, presque reposant. Sauf quand quelqu’un s’avise d’y regarder d’un peu trop prés. Les regards tortionnaires des innocents qui ne peuvent se douter; quelquefois faussement étonnés ou épouvantés, du moins je le crois. Pour les colombes intégrales, on repassera. Glissades de toboggan des conversations bienséantes, comme à la piscine. Le mieux est finalement de n’en rien dire. Sinuer vers l’agréable mine de rien, la sourdine sous-tendue des plaisirs faciles, le confort sur la portée clé de sol, comme ces petits fours colorés si joliment alignés à côté du punch à la cannelle dont je sens l’effluve velouté, un peu sirupeux mais parfait pour arrondir les angles du dedans, adoucir ce qui gêne au point de finir par trouver un intérêt à la fois discret et désinvolte à tout, aux lumières de fête, aux gens qui se mettent à danser. Inconfort du retrait ou décalage de la participation. L’oscillation entre les deux et parfois l’impression suffisante du seul mouvement pendulaire pour l’illusion d’aisance. L’aiguille du talon maintenue soulevée longtemps dans le pivot du pied de la danseuse de milonga. Un saphir idéal qui ne tressauterait jamais sur les microsillons.
Qu’est-ce qu’il a cet enfant ? Où est-il ? Insupportable cette stridence de cris de nouveau-né dans la queue du supermarché. Faim, sans doute. L’heure de la tétée dépassée depuis belle lurette. Comment fait la mère ? Je ne suis pas la seule à la chercher du regard. Les têtes gyrophares pour trouver la provenance des hurlements déchirants du nourrisson. Mais ça ne vrille les tympans, à ce point-là, qu’à moi. Pas tous la même sensibilité au bruit en général et à celui-ci en particulier. Quelle cruauté, crie le bébé, cette situation d’impuissance extrême et d’injustice, car enfin, il n’a pas demandé à venir faire les courses au supermarché aujourd’hui, ni même à venir au jour tout court. On en est tous là, mon pauvre lapin et tu n’as pas fini…Ah ça y est, ils sont passés de l’autre côté de la rangée des caisses, ouf ! Elle se dépêche de sortir avec la poussette, vite, vite, je t’en conjure ! Mais quel monde, heureusement toutes les caisses ouvertes, bon alors, j’ai pris l’essentiel, les antimites et le déodorant pour Jean, une salade pour midi, les Hollandais et les Belges arrivés, ne pas traîner, le parking plein, où j’ai mis mes clés, je reviens pas avant une semaine, là, c’est sûr.
Et cinq, six, sept, huit. Jeté développé, balancé, tombé pas-de-bourrée, relevé, détourné. Aïe, le genou, ça recommence, passer à la pharmarcie, reprendre deux Voltarène après le cours, j’ai enlevé trop tôt le strapping m’a dit l’osthéo. Elle a vachement maigri, Valérie, très en forme, en tout cas. Merde, encore trompée. C’est sur cinq et six, pas sur sept et huit, l’équilibre en attitude. Je le sais, qu’est-ce qui m’arrive. Allez, concentre-toi, putain ! Evidemment, on va reprendre trois fois…Respire, respire, le manège, reste, reste, jusqu’au bout. J’aurais quand même préféré le pas-de-deux avec Jérémie. Encore oublié d’écouter Philip Glass, ça craint, je ne la saurai jamais à temps cette variation. ça chauffe, ça chauffe. Soif ! Répéter ce soir tard. Ouh, force un peu Hortense, pense à l’impressionnante Svletana, à la férocité de son accent russe. Dieu seul sait si elle avait raison. « Avec de l’acharrrnement, on rrréussit tout ». Dire que j’avais affiché son mantra à 15 ans dans les toilettes, histoire de devenir un peu plus dingue de travail si c’était possible. La pointe extrême du mouvement, tenir au-delà du supportable, vrille interne de constitution nietzschéenne. Tordre efficacement l’en-dehors, au-delà des 180 degrés. Pas de secret. Ni de miracle. Et cinq, et six et sept et huit, c’est reparti pour 4 mn 30 de grâce sans grincer, forza, ça va passer, n’y pense pas, n’y pense pas. Souris. Ta, ta, ta, piqués, déboulés, attention, coda!