Le fait qu’elle pleure, là tout de suite, le fait qu’elle prenne du poids, le fait que je ne sais pas quoi faire, le fait que c’est une série qui la fait pleurer, le fait que je n’ai rien suivi à cette série, le fait que Brian la fasse pleurer, le fait que j’ai le dossier YX1234 à finir et que je ne sais pas par quel bout commencer, le fait que la boîte de mouchoirs est vide, elle le note sur sa jolie liste de courses au stylo rose de pouffiasse, le fait que je n’ose pas enlever mes écouteurs pour qu’elle ne remarque pas que la réunion a bugué, le fait que la voisine du dessus a commencé sa séance de corde à sauter, le fait que la voisine a commencé la corde à sauter pendant le confinement, le fait qu’elle pense que c’est un sport d’intérieur adapté à l’enfermement collectif, la pétasse, le fait qu’en plus elle passe en boucle « corde à sauter-er-er », le fait que je l’étranglerait bien avec sa corde, le fait que je culpabilise maintenant, mais non, jamais je ne ferais ça, jamais je ne penserait à faire de mal à quelqu’un, je suis quelqu’un de bien, le fait que le programme ne fonctionne toujours pas, le fait que l’écran est occupé par mon abrutis de manager qui ne s’y connaît pas en informatique, le fait que cet incompétent qui ne comprend rien à notre boulot ait été promu, le fait que je n’ai rien dit pendant trop longtemps, le fait qu’elle a levé la tête, le fait que je vois le reflet de son visage bouffi d’hormones et de larmes sur l’écran se tourner vers moi, le fait de devoir marmonner une ânerie pour la distraire, le fait qu’elle gobe le subterfuge, le fait qu’elle ne verra bientôt plus ses pieds, le fait que je déteste ce boulot, le fait que je ne vois que les mêmes deux mètres carrés car elle encombre tout le reste de l’espace avec ses gadgets pour le bébé, le fait qu’on doit acheter une maison, le fait qu’elle va arrêter de bosser, non, mais pour qui elle se prend à la jouer mère au foyer épanouie, le fait que je dois rester à ce poste pour gagner l’argent, le fait qu’elle ait quitté son poste, c’est mieux pour bébé, le fait qu’elle espionne chacun de mes gestes, le fait que la série reprenne, le fait qu’elle se laisse choir sur le canapé la vache, miracle que les lattes ne se brisent pas, le fait qu’elle sort en plus son portable, le fait que regarder la télé ne suffit pas à la distraire, le fait que moi je suis obligée de regarder un écran fixe et attendre pour avoir la paix, le fait que l’enfant, avec une mère pareille, ne pourra qu’être hyperactif, le fait qu’elle insiste pour que je sois avec elle dans la salle de l’accouchement, le fait que l’ordre des médecins s’est couché et a autorisé la présence des papas en salle d’accouchement malgré le virus, le fait que je doive attendre que la réunion reprenne, le fait que si elle remarque, elle voudra qu’on discute des grenouillères, elle n’a plus que ce mot à la bouche, le fait qu’elle est obsédée par sa grossesse, le fait que la vision des femmes enceintes est basée sur le mouvement, ce sont des T-rex, le fait qu’on a arrêté de sortir sauf pour les courses, le fait qu’on se voit tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, sauf quand on va aux toilettes, le fait que déjà avant on ne sortait pas, jamais, le fait qu’elle était toujours trop fatiguée pour profiter de la vie, le fait que quand le petit sera là, ce sera la même rengaine, le fait que j’ai gâché ma jeunesse, le fait que je ne comprenne que maintenant ce que j’ai raté, le fait que les autres aient fait une sortie avant que ce foutoir n’implose, le fait que c’était à notre bar, le fait qu’elle n’ait pas voulu y aller, parce qu’elle aurait été la seule à ne pas boire, le fait qu’ils m’ont envoyé des vidéos et des photos » Tu nous manques », le fait que je regarde ces photos en secret, aux toilettes, le fait que ces photos disent » TU » et pas « VOUS », Le fait que, le fait que,
Le fait que j’ai conçu un bébé juste avant le confinement, mais non, je ne regrette rien, je suis quelqu’un de bien, je serais un bon papa, le fait que la sale tronche de mon chef s’anime avec un bruit strident et me file une crise cardiaque.
Le fait que j’aime le petit.