Pierre est arrivé à Paul le jour de l’anniversaire de Paul.
Le 13 Juin 2012 à 7H37, Paul avait eu 6 ans quand Pierre arrivait : à 15h12, Pierre poussait son premier cri. Paul et Pierre auraient, depuis lors, et à jamais, le même jour anniversaire. Comme des jumeaux. — Pas des jumeaux d’année. Des Jumeaux de mois et de jour, dirait toujours Pierre, fier de cette singularité. Quand, plus tard, à des années d’écart, on leur demanderait à l’un comme à l’autre, lors d’entretiens d’embauches: — Avez- vous des frères et sœurs ? – Comme si appartenir ou non à une fratrie influait sur les capacités du candidat à occuper le poste-. Ils répondraient, invariablement : — Un frère né le même jour que moi. « Un jumeau donc ? » — En quelque sorte, répondraient-il, séparément.
Paul et Pierre Pantrot. Pierre et Paul Pantrot. De P.P. on passerait à P.P.P.P. en lettres découpées sur la porte de la chambre de Paul -ça formerait un joli carré par paires de P superposées-. La porte de la chambre de Paul qui devenait la porte de la chambre de Paul et de Pierre. De Pierre et Paul. On dirait plus souvent, sinon toujours, Pierre et Paul. Dans cet ordre. Cette façon de dire venait spontanément à la langue. La langue qui aime les sonorités. Pas la langue, administrative. La langue, sensible, musicale. — Je suis arrivé premier! Criait Paul. C’est moi l’ainé ne l’oubliez pas ! dirait-il. « La langue aime les sonorités, répondait-on au désarroi de Paul. Pierre et Paul ça vient spontanément à la langue, parce que c’est musical, disait-on à Paul. Tu seras toujours, le premier, Paul. L’ainé se sera toujours toi. Toi: Paul.
À 15h12 le 13 juin 2012, trop tard pour le dessert, trop tôt pour le goûter; Pierre était arrivé à Paul. Dans le couloir de l’hôpital Il y avait un gâteau et des cadeaux; un gâteau au chocolat couvert de bonbons ; un gâteau au chocolat avec six bougies à souffler. Un gâteau. Des bougies. Des cadeaux. Pour Paul. Mais tous. Tous autour de Paul, parlaient de Pierre. « Quel bébé magnifique », « Il ne ressemble pas du tout à son frère », « Tu trouves ? », « C’est vraiment bien pour Paul ça va l’obliger à grandir », « Tu trouves ? », «Il régressait ses derniers temps », «Ah!!», «OU!OUI! », « Carrément», « Ah! », « Complètement, Oui » et à voix basse, « il a même … au lit», «Ah?», « Oui trois fois… », « Ah! … ».,
Paul est au pied de la grande fenêtre du couloir de l’hôpital avec la Play-station de son cousin Max sur les genoux : à occasion spéciale permission extraordinaire. Rubans, papiers déchirés, livres entrouverts pour faire plaisir, chaussettes de foot, Maillot numéro 9, album Pokemon à compléter, même une peluche (on a dû se tromper de cadeau). — Paul tu as un petit frère, a dit Pascal le père de Paul. Il s’appelle Pierre, a dit Pascal. Pascal qui devenait d’un coup le père de Paul et de Pierre. Viens. Viens le voir. Il t’attend. Viens. Et Pascal avait serré Paul très fort. L’avait embrassé très fort. Plus fort que jamais. C’était comme un Adieu. C’était comme PLUS JAMAIS. Plus. Jamais. PLUS. Et Paul sentit qu’avec Plus il y a Moins — plus ou moins — plutôt plus que moins — un moins pour un plus… Un frère c’était un plus , c’était en plus, et, c’était moins… — Moins Quoi ? Quoi en moins ? Quoi en plus ? Plus ou moins Quoi ? Pensa Paul. Pensa-t-il très vite, sans trop y penser.
Pendant 7 mois Paul avait voulu un frère — pas de sœur répétait-il — son vœu s’exauçait; il devenait frère d’un frère. Pourtant, avant d’entrer embrasser Pierre, Paul voulut : Pomme. Il voulut une sœur : Pomme. Une imbattable au foot et à la Play station (sauf par lui) — Un frère et une sœur c’est toujours deux uniques, pensa Paul sans trop y penser ; pensa Paul avant d’entrer dans la chambre pour embrasser Pierre.
— Approche Paul, a dit la maman de Pierre. Approche, n’aies pas peur, elle a dit, à Paul. Je te présente ton frère, a dit la maman de Pierre. Puis elle a ajouté — Pierre ! C’est Paul, c’est ton grand frère. C’est Paul. Puis s’adressant de nouveau à Paul : regarde Il te sourit. Ton petit frère te sourit. Pierre t’aime déjà. Tu peux le prendre dans tes bras.
Pierre est une chose minuscule avec des yeux entrouverts comme des lunes de boite à musique. Beaucoup de cheveux. Un peu chinois. Jaune et brun. Que voit Pierre ? Voit-il Paul ? L’entend-il ? Loupyestu-mevoistu-mentendstu- ? Est-ce qu’il sent Paul ? Pierre ne peut pas penser comme Paul le peut. Pierre ne pense pas. Il ne pense pas Paul. Ne le pense pas comme étant Paul. Ne le pense pas comme étant un autre, en dehors de lui ; comme étant son frère, son ainé. Pierre sent Paul comme il le faisait sur le chemin de larve à bébé, le faisait à l’envers de la peau, quand il flottait, quand il avait commencé à sentir les choses au dehors, à sentir Paul à travers la peau. Pierre ne pense pas, il fond, il ne pense pas Paul, il fond Paul à son monde. Pierre a plein de choses en germe, en pelotes emmêlées dans sa tête; il ne peut pas penser Paul. Il peut sentir Paul. Il entend la voix de Paul. Il sent l’odeur de Paul. Il sent les doigts de Paul sur ses doigts. L’haleine de Paul contre sa joue. Les yeux ronds de Paul qui le regardent, il les sent. Il ne pense pas. Il sent. Et Paul est pour Pierre comme un prolongement de lui même.
Pierre fait une toute petite grimace d’ange. Pierre baille.
— Regarde il t’a sourit, dit Pascal le père de Paul (et de Pierre) à Paul. Peut-être que Pierre sourit vraiment à Paul comme Paul – même s’il ne sait pas que Paul est Paul, que Paul est son frère. Même s’il ne sait pas non plus qu’il est Pierre. Moi: Pierre. Moi: Pierre frère de Paul.
Longtemps Paul pourra porter Pierre et longtemps Pierre ne pourra pas porter Paul. Longtemps Paul pourra manger avec un couteau et Pierre ne pourra pas. Longtemps Paul pourra taper dans un ballon et atteindre un but et longtemps Pierre ne pourra pas. Quand Paul écrira de longues et belles phrases avec un stylo sur un grand cahier noir, Pierre écrasera des consonnes tremblantes à l’envers de brouillons avec un crayon gras. Quand Paul fumera sa première cigarette, Pierre marquera son premier but. Quand Paul partira au bout du monde, Pierre percera ses premiers boutons et il embrassera une fille de quatrième qui s’appellera Pomme. Quand Paul, Pierre. Quand Pierre…
Longtemps Pierre sera embrassé et pris dans les bras et caressé plus que Paul. Longtemps on parlera plus doucement à Pierre qu’à Paul. Longtemps Pierre devra se coucher de bonne heure et Paul suivre Pierre pour ne pas risquer ensuite de réveiller Pierre. Longtemps Pierre voudra faire comme Paul. Et fera tout comme : en brouillon, en souillon, en brutal (d’après Paul). Mais quand Pierre, après Paul, voudra soulever Paul. Paul fera comme si Pierre le soulevait assez haut pour atteindre la lune ; cette boule de papier chinois qui fait lustre au plafond. Quand Pierre jouera aux Play-mobil Paul y jouera aussi quelque fois, pour faire plaisir à Pierre. Quand Pierre regardera des films « de bébés » Paul s’enfermera dans la salle de bain avec des Zombis. Quand Pierre … Paul. Quand Paul…
Et toujours Pierre verrait plus souvent leur père, que Paul ne le verrait. — Mon père à moi dirait Pierre, en colère pas à toi dirait-il. Une semaine sur deux Paul ne verrait ni Pascal son père, ni Pierre. Une semaine sur deux Paul laisserait Pierre et Pascal pour retourner dans son autre maison. Alors Pierre chercherait Paul. Il le chercherait sous le lit superposé, dans le placard à linge, derrière le frigo.
Et Paul, à qui Pierre manquerait un peu, un peu tout de même, un peu, malgré tout, penserait que Pierre a plus de chance que lui. Paul. Beaucoup plus. Infiniment Plus. Paul penserait que Pierre a son père pour lui seul. Ce que lui Paul n’avait plus. N’aurait plus. PLUS. Jamais plus. Ou moins. Presque pas. Ou rarement : pour un film de grand. Pour un match en vrai. Pour… Pourquoi.
Et Pierre appellerait Paul dans le noir de la chambre. Pierre appellerait Paul dans la nuit effrayante. Et le matin Pierre dérangerait les affaires de Paul pour trouver Paul, pour se rapprocher de Paul. Pierre demanderait pourquoi Paul et pas Pierre. Pourquoi là bas et pas ici. Pourquoi lui et pas moi. Pourquoi.
Un questionnement sans fin – si et quand il commence, une fin sans fin comme les pourquoi de l’enfance, d’une enfance qui ne grandirait pas et l’autre pourquoi en boucle : pourquoi ce pourquoi ? où la faille ? où l’interstice pour comprendre ? où le lent dérapage ? et combien de kilos de souffrance pour ce Pierre ET ce Paul ? Merci pour ce texte, Nathalie, il me semble qu’il met le doigt sur LA bonne question…
Merci beaucoup pour votre lecture Christiane.
Naviguer entre l’un et l’autre, frères indissociables… mettre le doigt sur cette différence, ce que l’un pouvait faire alors que l’autre non, ces germes de différence qui ont composé leur lien…
Je retiens cette phrase du début : « ça va l’obliger à grandir ».
Peut-être bien que là, une grande part est dite ?…
Et bien sûr qu’on aimerait en savoir plus, de l’un et de l’autre, de ce qu’ils en pensent eux de tout ça !!
Merci Nathalie pour cette belle navigation…
Merci Beaucoup Françoise pour votre lecture . Je vais réfléchir à cette phrase où tout semble se jouer…
Quelle magnifique exploration que l’on suit dans une sorte de fascination tant la forme sert le questionnement du texte, qui est qui, dans un eternel souci de différentiation d’être nés frères ou soeurs… Merci !
Merci beaucoup Anne. Merci (et d’avoir mentionné la forme)
oui un joli traitement, mené avec fermeté et juste avec assez l’air d’y toucher pour que ce soir gouteux, de la situation de départ
Merci beaucoup Brigitte.
« Un frère et une soeur c’est toujours deux uniques ». Découvrir que non finalement l’un n’est pas le prolongement de l’autre, que l’autre commence peut-être dans l’un particulièrement quand on est frère à demi. Intéressant la phrase d’ouverture qui inverse l’ordre d’apparition dans le temps.
Merci pour la lecture Christian et je découvre avec joie votre texte qui explore le 1 Ou 2 Ou 1 plusieurs tout seul … Merci