1 Il y a une ville quelque part. Dans cette ville, il y a un quartier, dans ce quartier, une rue, dans cette rue, une porte. Cette porte en bois brut se trouve en haut d’un petit escalier d’une dizaine de marches car elle est située quelque deux ou trois mètres au-dessus du trottoir. Cet escalier longe la façade et débouche sur un pas de porte qui permet d’entrer facilement dans la maison. La rampe de l’escalier se prolonge en garde-corps afin de prévenir une mauvaise chute. Cette entrée ressemble à s’y méprendre à celle de ma maison lorsqu’étais enfant. Du haut de l’escalier, je me souviens, je laissais tomber des billes pour admirer leurs sauts successifs jusqu’au bas des marches. 2 Dans cette ville, il y a une étrange fontaine. Elle est circulaire et au centre, une statue de dauphin laisse échapper l’eau par sa bouche. Par son rostre, plutôt, les dauphins n’ont pas de bouche paraît-il. Elle me fait penser à une fontaine semblable que j’avais vue lorsque j’étais enfant. J’étais resté un long moment debout devant elle à la questionner. Je ne comprenais pas comment de l’eau pouvait sortir de cet endroit. C’est peut-être joli, mais c’est complément illogique. Je me disais que le dauphin devait être malade, qu’il vomissait de l’eau, mais cela n’expliquait pas pourquoi on l’avait représenté en statue. Une statue d’un dauphin malade. 3 Cette ville se nomme Kujtimet. C’est le nom qui est inscrit sur un grand panneau sur le quai principal du port. Ce quai, c’est le même que celui que je garde en mémoire. J’y avais accompagné mon père qui embarquait comme cuisinier sur un paquebot destiné à la croisière de clients fortunés. Le navire avait disparu en mer quelques semaines après son départ. Mon père aussi. J’avais dix-sept ans. Il paraît qu’en albanais, « kujtimet » veut dire « souvenirs ». 4 Près de ce port, il y a une petite librairie de livres d’occasions qui possède un riche rayon de bandes-dessinées. Lorsque j’étais enfant, je trainais souvent dans une librairie semblable pour y dépenser l’argent de poche que ma mère me donnait chaque samedi avant d’aller chercher le pain. Mais au lieu d’acheter des bonbons, je préférais garder ces pièces de monnaie pour les dépenser dans cette librairie. C’est à cet endroit que j’ai découvert le monde des bandes-dessinées et des super-héros. 5 Au coeur de cette ville, non loin du port, il y a un stade. Mon père adorait le rugby. Quand j’étais enfant, il m’emmenait souvent dans un stade identique. Il y retrouvait des amis avec qui il passait l’essentiel du temps du match à crier, à chanter, à encourager son équipe. Mais il s’occupait de moi, aussi. Il me racontait des histoires de jeu. Ses super-héros à lui étaient des joueurs de rugby, ils ne sortaient pas de bandes-dessinées. J’aimais ces moments parce que j’avais l’impression de vivre dans un autre monde. A la fin du match, ma mère venait me chercher à la sortie du stade et mon père continuait à refaire le monde avec ses amis. 6 Lorsqu’on se promène dans les rues de cette ville, on est frappé par les souvenirs qui font irruption dans notre mémoire. Comme si les photographies qui en sont issues constituaient le matériau essentiel à son existence. Comme si les maisons, les rues, les trottoirs, les fontaines, les monuments, les magasins, les voitures sortaient de nos souvenirs. 7 Lorsque j’étais enfant, j’étais fasciné par les trains. Je m’asseyais sur un banc qui était disposé sur un pont sous lequel passaient des trains et je les regardais circuler en relevant sur un petit carnet tous les détails que je pouvais : l’heure de passage, le type de locomotive, le nombre de wagons, leurs couleurs, leur nature (passagers ou marchandises) et toutes sortes de choses. Dans cette ville, il y a un banc sur un pont sous lequel passent des trains en tous points identiques. 8 Au coeur de cette cité se trouve une grande place au centre de laquelle se dresse fièrement un obélisque. Les voitures tournent autour, le plus souvent dans un concert de klaxons. Lors de mon premier voyage à la capitale avec mes parents, ou plutôt la première fois que je me souviens y être allé, une même place avaient retenu mon attention. Je ne voyais pas les voitures arriver sur la place ou même la quitter. Je ne voyais qu’un flot de véhicules qui tournaient autour de cette colonne immobile dans un concert de bruits stridents, comme la célébration d’un rite mystérieux. Une étrange danse mécanique. 9 Sur un mur gris, dans une rue où les voitures se font plutôt rares selon l’heure, un graffiti avertit les passants. A côté de l’ombre d’un Peter Pan en train de s’envoler sont écrits ces quelques mots avec la même peinture noire : « Ne grandissez pas, c’est une arnaque ». Lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’avais tracé ce même motif sur un mur semblable. Mais je me rappelle qu’à l’époque, je m’étais demandé si l’enfance, aussi, n’était pas une arnaque. 10 Quelque part dans cette ville, à l’abri des regards, vit une meute de chats tous aussi apeurés les uns que les autres. Lorsque j’étais enfant, je les avais rencontrés un soir à la tombée de la nuit, au fond d’une impasse où je m’étais perdu en rentrant à notre appartement. Au début, je n’avais aperçu qu’une ombre passer derrière des poubelles. Je m’étais approché et avait découvert un repère de chats en souffrance, le pelage abimé sur leurs os saillants. J’avais décampé en courant comme un dératé, de peur que cette image ne me poursuive. 11 Dans les faubourgs ouest de cette ville, existe un quartier du nom d’Adelma (1). En m’y promenant, j’ai cru voir ma grand-mère qui attendait un bus. Ma grand-mère nous a quittés depuis plusieurs années et j’ai été frappé par la ressemblance de cette vieille femme qui avait été si tendre avec moi lorsque j’étais enfant. Sans traverser la rue, je me suis arrêté sur le trottoir d’en face sans qu’elle me voie. Je crois qu’elle a croisé mon regard mais elle n’a pas prêté attention à ma présence. 12 Dans ce même quartier d’Adelma, j’aurais mis ma main à couper d’avoir aperçu Pierrot. Il buvait un café à la terrasse d’un bar, ce qui était une habitude affirmée du vrai Pierrot. Pierrot était un copain de jeu, on avait joué ensemble au rugby en universitaire. Un soir, après un match, il s’était rendu au centre-ville pour acheter des cigarettes. Il avait été renversé par un chauffard ivre au moment même où il sortait de sa voiture. Je n’ai plus jamais revu Pierrot. A part, bien sûr, lorsque je crois le voir en train de siroter un café. 13 Alors que je traverse ce quartier, je vois sur ma gauche une large rue qu’il me semble reconnaître. Les maisons sont anciennes, une petite fille joue au cerceau, un homme pousse une brouette chargée de bûches de bois. Une dame âgée habillée d’un ancien costume provençal avec une coiffe en tissu blanc, se tient sur le trottoir. Devant elle, est tracée sur le sol une grande croix. Exactement, comme sur la photo que ma mère m’avait un jour montrée, avec une croix tracée au stylo bille devant celle qui était mon arrière-grand-mère. 14 Le quartier d’Adelma est très étrange car il est peuplé de personnes qui ressemblent à des gens que l’on a connus et qui sont aujourd’hui décédés. Pas forcément des proches puisque j’ai cru voir un ancien Président de la République dont les obsèques en grande pompe avaient monopolisé les journaux télévisés pendant plusieurs jours. 15 Dans ce quartier d’Adelma, j’ai plusieurs fois croisé des sosies de mon père. Ce qui est le plus curieux, c’est que chaque fois, il avait un âge différent. J’ai cru le voir avec ses amis du rugby en train de chanter devant le comptoir d’un bar surpeuplé, j’ai cru le voir passer en vélo avec son sac en bandoulière comme il partait travailler dans le restaurant qui l’embauchait, j’ai cru le voir jeune, dans un beau costume clair, à l’image de ce que ma mère m’avait raconté lorsqu’ils s’étaient rencontrés. 16 Ce quartier d’Adelma est ancien. Il se dit qu’autrefois, alors que ce quartier était lui-même un ville, Marco Polo l’a visité. 17 Je marche dans ce quartier. Une silhouette familière retient mon attention. Une homme, de dos, est en train de charger des cartons dans un camion. Je n’arrive pas à savoir à qui il me fait penser. J’arrête d’avancer et j’attends qu’il se retourne, une fois son chargement déposé. Ce qu’il fait. C’est François, mon voisin. Sauf qu’il n’est pas mort, François, je l’ai vu ce matin même. Juste avant qu’il ne succombe d’une crise cardiaque. 18 Toutes les années, en plein coeur de l’été, une grande parade vient animer les rues d’Adelma. Une multitude de personnages, en costumes pour la plupart, traversent le quartier de part en part. Il y a des personnages historiques, des femmes et des hommes célèbres, des comédiens. Le plus étonnant est que certains d’entre eux, parmi les acteurs de cinéma, sont en noir et blanc. 19 Malgré la grande parade estivale, Adelma est un quartier triste. On y entend parfois des rires s’échapper mais c’est comme s’ils étaient enveloppés de papier de soie. Comme s’ils sortaient d’une vieille boîte à souvenirs. 20 À Kujtimet, il existe bien évidemment une multitude d’autres quartiers au coeur desquels l’atmosphère est infiniment moins pesante. L’un d’eux n’est même que couleurs. Tout ce qui s’y trouve possède une couleur étonnante. Des voitures bariolées, des personnes à la peau bleue, des arbres au feuillage orange, des lampadaires rouge vif, des maisons jaunes avec des toits couleur café au lait. Que des couleurs de notre enfance. 21 Il y a une rue, suffisamment large pour avoir un trottoir de belle taille et une voie où d’imposants véhicules peuvent se croiser, où l’on respire un air qui nous ouvre la mémoire. Un parfum subtil, une fragrance éphémère, un arôme de passage. Je traverse la rue, je m’arrête, je ferme les yeux et je perçois la senteur de l’eau de Cologne qu’embaumait mon grand-père quand il mettait son costume du dimanche. 22 À Kujtimet, dans la vieille ville, se trouve un restaurant très particulier. Le cadre et le service sont de belles factures et la nourriture variée. Après avoir commandé, je déguste. La salade possède cette saveur d’huile d’olive dans laquelle baigne mon enfance, la viande goûte le lapin à la moutarde des grandes occasions que ma mère affectionnait, le dessert a la flaveur de la tarte aux citrons qu’on achetait à Pâques à la pâtisserie du quartier. 23 Plus au nord, non loin de la grande cathédrale, un marchand de tissus vend toutes sortes de toiles, draps, étoffes, dentelles, soieries. Les rouleaux de tissus sont disposés de telle manière que vous pouvez passer la main dessus. Je caresse un batiste en fine toile de lin qui a le même grain, le même touché que la peau de ma grand-mère. 24 Je me promène sur la corniche non loin du port. Le soleil qui décline le soir offre des lumières qui habillent la ville de couleurs chaudes et confortables. La première maison prend l’aspect de celle que nous avons habité après la mort de ma grand-mère. Grâce au pécule qu’elle nous avait laissé, on avait pu changer de quartier et j’ai habité, pour la première fois de ma vie, dans une vraie maison. C’est la plus belle maison dans laquelle j’ai vécu. 25 Sur la corniche, la bise marine me caresse le visage. Je ferme les yeux et j’entends la voix de mon père me murmurer une douce comptine de sa voix grave. Il n’existe aucun danger, aucune question, aucune inquiétude. Je m’endors au centre du monde. 26 Vers le nord-est de la ville de Kujtimet, il y a une grande place piétonne. De nombreux bancs sont disposés et c’est un lieu prisé des habitants de cette cité qui viennent s’y reposer à la fin de la journée et le weekend. Je me suis assis sur un banc et un spectacle s’est déroulé devant mes yeux. Une drôle de pièce de théâtre, sans queue ni tête. Des extraits de mes rêves. 27 Parfois, sur la place des rêves, aucune scène ne se déroule. Je m’assois sur un banc, rien ne se passe. Je me dis que j’ai dû oublier de quoi je rêvais. Et puis, l’espace se remplit lentement de couleurs, comme une aurore boréale. Jusqu’au ciel, les couleurs jaillissent en feux d’artifice, en flots ininterrompus de geysers explosifs. 28 Sur la place des rêves, je m’assois sur un banc. Subitement, une jungle m’entoure avec ses arbres immenses, ses lianes envahissantes, sa chaleur moite, ses cris d’animaux sauvages. Je n’ai pas peur, j’admire. J’admire la jungle envahir la place de cette ville, j’admire les lionnes déambuler nonchalamment parmi les passants, j’admire la ville accueillir mon rêve de la veille. 29 De nombreuses rues rayonnent depuis la place des rêves. L’une d’elles, plus étroites que les autres n’est accessible qu’en franchissant une grille immense dont la porte est gardée par des policiers en faction. Cette rue, ou plutôt cette impasse, est interdite d’accès. C’est l’impasse des cauchemars. 30 Je vois un homme en costume gris s’approcher des policiers devant l’impasse des cauchemars. Il s’arrêtent devant l’un d’eux et sort un papier de sa poche. Trois autres policiers s’approchent, se disposent devant lui et se passent la feuille de papier dépliée en l’examinant. Je vois leurs visages ébahis. Ils parlent, longtemps, ils mettent sans doute en garde le triste visiteur. Et puis ils l’accompagnent jusqu’à la porte. L’un d’eux l’ouvre avec son trousseau de clés et l’homme entre. Je vois la main d’un policier se poser sur son épaule au moment de franchir la grille. 31 Au nord-ouest de la ville de Kujtimet, se trouve un petit quartier du nom de Loen (2). C’est le quartier des bouquinistes, des livres de tous âges envahissent les vitrines, les étals, les devantures. J’y ai croisé Marco Polo, ou quelqu’un qui lui ressemblait. Il cherchait un cadeau à ramener à Kublai Khan. 32 Dans le quartier de Loen, alors que je suis en quête de quelques vieilles éditions, je croise un jeune garçon qui est le portrait caché de Pinocchio. Ou, en tous les cas, de l’image que j’en garde en tête. C’est un garçon triste qui porte sur ses épaules toute la cruauté du monde. Il n’a pas l’air d’être si heureux d’être un petit garçon. Je me demande quel genre d’adulte pourrait bien devenir Pinocchio. 33 Loen est le quartier des souvenirs de lectures. Il existe, paraît-il, non loin de la ville de Kujtimet, une région du même nom entre mer et montagne. Cette région n’a pas de frontières. Sa taille peut varier au fil des années, au fil des lectures. 34 Je rencontre plein de personnages de roman dans le quartier de Loen. Je marche près d’un parc où se trouve un petit lac et je rencontre un clochard qui suit l’eau en train de s’écouler dans un ruisseau. C’est Budaï (3), je le reconnais facilement, son souvenir est encore frais dans ma tête, j’ai lu son histoire il y a peu de temps. Je sais qu’il cherche à atteindre la mer pour rentrer chez lui. 35 En continuant mon chemin, je passe devant le Foyer Végétalien de la rue de Tolbiac. Enfin, c’est ce que je crois. Devant, sur le trottoir, Nestor Burma et Bélita Moralès (4) filent, invisibles. Les ouvriers et les artisans sont encore la matière vivante d’un quartier parisien d’après-guerre. Ils ne sont pas encore des fantômes. 36 D’une fenêtre ouverte donnant sur la rue, j’aperçois un vieil homme dormir. Il est allongé sur le ventre. Je le sais, il rêve de lions (5). 37 Je déambule dans le quartier de Loen et je vois passer un homme tenant un lièvre dans ses bras. L’animal est blessé, il lui a fait une attelle. Il s’apprête à s’asseoir à la terrasse d’un bar (6). On rencontre toutes sortes de drôles de personnages dans le quartier de Loen. 38 A la terrasse de ce bar, deux petits hommes s’adonnent à une discussion animée. Ils boivent des grands verres de bière et mangent du pain perdu aux fraises et saucisses. Je suis presque sûr qu’il s’agit de Frodon Sacquet et de Samsagace Gamegie. Le monde est plein d’anneaux, de seigneurs, de quêtes impossibles. 39 Une nuée de Touim’s envahit le trottoir en courant dans tous les sens. Je reconnais Poutchy-Bloue en premier mais il y a aussi Mirmilla-Moume, Bompa-Boune, Touim’Sipoye, Touim’Soulie, Touim’Souzizou et Touim’Sibâ. Et toute la bande des frères et soeurs de laquelle j’ai juste le temps de distinguer Olie-Boulie, Tresse-Finouille et Soyotte. Je me demande ce qu’ils peuvent bien faire en ces lieux, leur arbre-maison ne doit pas être tout proche (7). 40 Corto Maltese passe fugacement dans le quartier de Loen. Ce Corto-là est ténébreux, le visage grave derrière le col relevé de son caban. Il retrouvera son bateau, un marin n’est rien sans bateau. Et ce Corto-là n’est rien. 41 Dans la ville de Kujtimet, il y a un quartier dont j’ai oublié le nom qui possède d’étranges particularités. Le soleil ne l’éclaire jamais de façon franche, les couleurs des toits sont plutôt ternes, les arêtes des murs des maisons sont assez incertaines, les trottoirs ne sont pas vraiment droits. C’est un quartier où flottent des bribes du passé. 42 Dans ce quartier dont j’ai oublié le nom, tout a un air de déjà vu. Un carrefour qui me dit quelque chose, une maison qui me rappelle vaguement un souvenir, une personne que j’ai déjà vue quelque part. Ce quartier dont j’ai oublié le nom est rempli de souvenirs incomplets, des souvenirs en train de s’effacer de ma mémoire. 43 Dans le sud-est de la ville de Kujtimet, se trouve un petit jardin rempli de fleurs, quelle que soit la saison. En cet endroit, les souvenirs d’amour éclosent sans qu’on y prenne garde. J’y ai retrouvé le goût du premier baiser que j’avais volé un soir d’été à ma petite voisine. 44 Je me promène dans ce jardin. Cela n’a rien d’innocent, je veux retrouver la chaleur qui m’avait envahi lors de ma première nuit d’amour. Je veux retrouver la douceur de sa peau et le goût de miel de ses lèvres. Mais je n’y parviens pas. Ce que je retrouve, c’est l’odeur vide de son absence. 45 Je me promène dans ce jardin. Je suis triste. Je ne me rappelle plus pourquoi elle est partie, pourquoi j’ai dû vivre sans elle. Je me rappelle seulement être triste à l’idée de ne plus jamais la voir. Je me promène dans ce jardin aux mille dangers. Je sais que cet endroit est dangereux. 46 Ce n’est pas seulement ce jardin qui est dangereux, c’est tout le quartier. Il faut faire attention quand on s’y promène, on peut être pris d’une furieuse colère qu’on croyait oubliée ou d’une mélancolie qu’on ne parvient pas à maîtriser. C’est le lieu où les sentiments reviennent à la surface. On n’est jamais à l’abri d’un retour de sentiments. 47 Je marche dans ce quartier dangereux, je reste aux aguets de la moindre attaque. Je n’aurais pas dû écouter mon père qui voulait que je sois cuisinier comme lui. Moi, lorsque j’étais enfant, je voulais être musicien. Je suis en colère contre lui, je donne un coup de poing sur le mur, je saigne. 48 Je marche dans ce quartier dangereux, ma tristesse et ma colère ne m’ont pas quitté. Je n’aurais jamais dû être puni, ce n’est pas moi qui ai lancé la craie dans le dos la maîtresse. Je n’aurais jamais dû être giflé, ce n’est pas moi qui ai voulu dire la vérité. Je n’aurais jamais dû être battu, je ne faisais que passer. 49 Je quitte ce quartier dangereux en courant, je traverse celui dont j’ai oublié le nom. Je ne me souviens plus du prénom de mon premier amour. Je devrais m’en souvenir. Je ne me souviens plus des traits de son visage, juste d’un goût de miel qui m’évoque encore quelques rares souvenirs de bonheur passé. 50 Je cours vers l’ouest pour me diriger vers le port. Je passe par Adelma. Je retrouve mon père, ma mère, ma grand-mère, mon grand-père. Je les croise et ils ne me voient pas. Je croise un chanteur suicidé, je croise un présentateur télé accidenté, je croise un voisin emporté par un cancer. 51 J’arrive sur le port. Je veux embarquer. Je veux quitter cette ville. Je veux monter sur le premier navire qui larguera les amarres. 52 La lumière est en train de quitter Kujtimet. Non pas parce que le soir tombe, mais parce que la ville commence à être usée par mes souvenirs. Le soleil ne l’éclaire plus. Les lampadaires, spots, torches, projecteurs de l’éclairage public non plus. Les néons des magasins obscurcissent les rues. 53 Je demande aux marins que je croise s’ils connaissent un bateau en partance. L’un après l’autre, ils ouvrent les mains, me montrant leurs paumes vides. Ils ne savent pas ou ils ne comprennent pas. Un bateau qui part, n’importe où, maintenant. 54 Du pont d’un navire, penché par-dessus le bastingage, un marin me fait signe. Il me crie un mot que je ne comprends pas. Gada. Ou gachda, quelque chose comme ça. Puis il me fait signe de rejoindre la passerelle encore en place. Je cours, je monte sur le bateau. 55 La ville de Kujtimet disparaît lentement dans la pénombre, elle redevient invisible. Je n’y reviendrai pas. Le navire s’éloigne lentement du port. 56 Je vais à Għada, une autre ville invisible. En maltais, « għada » veut dire « demain ». Ou quelque chose comme ça.
- Adelma existe, c’est une des cités que Marco Polo raconte au grand Khan. C’est la deuxième du cycle « La ville et les morts » dans l’ouvrage d’Italo Calvino, « Les villes invisibles ».
- Loen peut être traduit par « je lis » en estonien.
- Budaï existe, il est le personnage principal du livre « Épépé » de l’écrivain hongrois Ferenc Karinthy.
- Tout ça existe dans « Brouillard au Pont de Tolbiac », de Léo Malet.
- Derrière une fenêtre ouverte sur la rue, une homme dort réellement. Son histoire existe, elle a été racontée par Ernest Hemingway dans « Le vieil homme et la mer ».
- « Le lièvre de Vatanen » raconte l’histoire de cet homme sous la plume d’Arto Paasilinna.
- Les Touim’s vivent dans une vallée, celle de « Ma vallée », mise en mots et en images par Claude Ponti.
BRAVO !
Merci
Quel(s) texte(s) ! … « l’impasse des cauchemards » , bien trouvé. J’aime beaucoup les passages de personnages familiers aux personnages de la littérature , des belles ouvertures …
La rencontre de personnages issus de la littérature me chatouille depuis longtemps. Je vais continuer à creuser dans ce sens. Merci.
admirative
Merci. Il y a des propositions d’écriture qui nous parlent plus, c’est certain.
Très réussi
Merci
Superbe !
Merci Helena
Rétroliens : Onirisme – Tiers Livre, l’atelier permanent
Oui, quel texte ! Plus qu’une ville, tout un monde dans ces fragments singuliers qui entrent peu à peu en cohérence les uns avec les autres. Que d’ouverture à l’imaginaire ! Et puis ces trouvailles, la statue du dauphin malade (2), l’arnaque (9), décampé comme un dératé de peur que l’image me poursuivre (10), les acteurs de cinéma en noir et blanc (18), la place des rêves (26 sq), ah la place des rêves et l’impasse des cauchemars, terrible, la taille variable du quartier de Loen (33), le quartier flottant des bribes du passé (41). C’est un texte qu mérite d’être creusé, amplifié, travaillé. Du point de vue du rythme, j’ai été gênée par la répétition au début de « lorsque j’étais enfant », il faudrait le rendre implicite au fur et à mesure des fragments. L’écriture prend de l’épaisseur au fil du texte, comme une pâte qui prend. Et l’accélération à partir de 49 est très réussie, annonçant la fin avec des échos de tout le texte sans pour autant de répétition, comme un film qu’on rembobine.
J’enlèverais les notes en fin de texte. La référence à Calvino est explicite, pas seulement dans le titre, mais dans l’atmosphère de tout le texte, avec les apparitions furtives de Marco Polo et de Kublai Khan. Et pour les autres références, on peut les reconnaître (pour moi : Calvino, Le lièvre de Vatanen), les supposer (Epépé, Léo Malet), les attraper au vol (Le Seigneur des anneaux), ou ne pas les avoir (les autres), tant pis. Par exemple je ne me souvenais pas du nom du héros d’Epépé, mais sa volonté de rejoindre la mer m’y a tout de suite fait penser, l’indétermination me paraît plus intéressante pour le lecteur qu’une certitude qui alourdit un peu.
J’espère que tu poursuivras ton exploration de cette ville ou d’autres, ça mériterait. Bravo !
Merci, Laure, pour ta lecture et pour ce long commentaire. Je crois aussi que ce texte mérite d’être travaillé, affiné, poli. Mais au-delà de ce travail, je l’ai toujours très présent à l’esprit et je commence à entrevoir des branches qui poussent. L’une d’entre elles m’a conduit à l’écriture de la proposition #15 (autobiographies) où je reprends quelques éléments des fragments 26 à 30, ceux concernant la place des rêves et l’impasse des cauchemars. Merci encore pour ton analyse et pour tes sensations.