Des semaines à dormir repliée dans la voiture, j’ai le dos en quinconce et marche somnambulique en quête d’un banc où pouvoir allonger tout le corps. Quand Carola me parle de ce monastère, loin de la ville : en trouvant un vélo, ça pourrait le faire. C’est propre tu verras, la nuit tu peux descendre à la cuisine, le frigo est plein, on se sert quoi. Nous pédalons dans l’obscurité, longeant des immeubles plantés dans une mélasse sauvage. On met une heure pour arriver. Le monastère est splendide – si tu rentres, tu n’as pas le droit de sortir, elles ferment toujours le portail à clé. Les longs couloirs traversés de nuit, la partie du monastère orientée plein nord est interdite d’accès. Enfin nous trouvons la chambre, les serviettes pliées, le lit, la croix, la table. Une chaleur d’étuve : le rideau rouge, fenêtre plein sud, la moustiquaire agglutinée au chambranle. Je ne parviens pas à la soulever. Si tu l’ouvres, c’est les piqûres assurées. C’est infesté par ici. Je renonce, la fatigue viendra à bout de la chaleur. Les prières sont affichées au mur, les Laudes, l’Eucharistie, les Vêpres jusqu’aux Vigiles. Faudrait allumer le ventilateur, mais le laisser battre toute la nuit, ce gâchis d’électricité je n’ose pas, et finis par m’endormir. Dans la nuit, il doit être environ trois heures, je me réveille brutalement. Un air de forge est rentré dans ma gorge, de la sciure de bois, du métal éclaté, un organe charbonneux, une chose entière et compacte qui ne ressemble plus à de l’air. Une fumée âcre remplit la pièce, impossible d’ouvrir la bouche, je suffoque, une odeur caoutchouteuse s’insinue dans les sinus, le larynx, le blanc des yeux qui brûle, l’épiderme pique et gratte, une glaise, le visage, respirer, ouvrir, ouvrir, je débloque la moustiquaire de toutes mes forces, le ventilateur pleine balle, fait un circuit sur lui-même, des pas pressés tambourinent le carrelage, faut se réfugier dans les salles à l’arrière. Nous sommes de petits insectes greffés au mur de la cuisine, le corps plaqué contre ce qui éloigne des fenêtres et des portes. Tu te rends compte, dans certaines villes, tout l’été ils ont dû vivre ça, le ciel lourd et saumâtre, la brume épaisse recouvrant toute la ville. Je me suis endormie contre son épaule, aux Laudes il faisait meilleur, un vent marin avait eu raison de ce gouffre de malheur, grillant jusqu’aux derniers cheveux de la matière.
1969 signes.
Mots clés : image marquante de Vendée, Super U brûlé de La Tranche, décor de théâtre, souvenirs d’Avignon, Monastère Sainte-Claire, les prières sur la porte, l’amitié dans le feu, l’amitié dans la nuit, la vie du vent, la mer dernière, débris d’incendie, ce qui reste.
formidable !!!
merci tant Piero, l’enthousiasme est une pierre qui élève
magnifique texte, comme d’hab’
Ooh Catherine, c’est à chaque fois telle fusion de lire vos textes, j’y retourne tout de suite pour vous écrire
Un fragment si précieusement détaillé. Lorsque nous étions enfant, peut-être l’as-tu connue, il y avait à la télé le dimanche vers midi, « la séquence du spectateur ». C’était trois extraits de films. En te lisant, je retrouve ce goût pour le fragment d’histoire, où l’avant et l’après sont laissés à l’imagination du lecteur. Merci, donc, pour ce court voyage en enfance.
Merci grandement Jean-Luc, oui cela me dit vaguement quelque chose et je crois que j’aimais cela aussi, deviner les images non explorées, débrayer l’imaginaire, récolter de quoi, rêver du film à naître, un travail de scénariste en somme – force insoupçonnable des fragments !!
« L’air de forge » m’atteint, me touche, me brûle, me grille…
on vit cela avec toi
et bien sûr ce rapprochement du feu et de la canicule (je ne peux m’empêcher de penser à celle en particulier qui nous a éreintés cet été et qui me fait décamper de mes Cévennes d’ici la fin de l’année), ah ce « gouffre de malheur »…
Merci fort chère Françoise, j’imagine à tel point ce que vous avez dû vivre, la tristesse du grand départ, ce lieu mythique, jardins farouches, mais où l’eau manquait toujours, les verdures disparues, et regarder impuissant les ravages de la sécheresse, vous êtes Manon des terres raclées par le soleil, j’espère tant que vous retrouverez un nouveau lieu d’exil
Décrire à partir de ce ravage photographié une course, un abri rêvé, la réalité, incendie et canicule jusqu’à l’air marin et la sublime phrase finale. Merci, Françoise.
Chère Anne, revenir à vos fenêtres, ce que vous écrivez sur ce qui bouge secrètement dans l’inamovible, l’insecte impatient qui coopère désormais avec toutes les couleurs – si féroces soient-elles, et puis vaille que vaille, le désir d’être là simplement, comme un fruit qui pousse de travers dans un champ d’herbes sèches, ce goût d’éclore pour rien, juste pour fêter le jour qui tombe. M’en vais revenir à vos derniers textes – toujours tant de plaisir à vous lire
Magnifique texte !
Merci vivement chère Laure, c’est une sacrée expérience d’être amené à raconter ce qu’on n’a même pas pris le temps de révéler aux proches, soudain, des mois plus tard, tout revient… et plus précis… maintenant, vais de ce pas vous lire !!
Formidable, c’est bien le mot ! Merci surtout pour l’atmosphère créée qui nous suffoque dans cet inhabitable refuge qui ne l’est plus. Vraiment magnifique !