On vient d’en reprendre pour quinze jours, avec l’injonction réitérée de sortir de chez soi une heure par jour, mais sans s’éloigner de plus d’un kilomètre, sous peine de sanction, surtout si cette sortie n’est pas motivée par un besoin essentiel. Comme tout le monde, faute de pouvoir faire autrement, je me suis inventé une routine que je répête jour après jour. Je sors en voiture pour acheter une bricole dans une superette située dans le centre ville, distant de plus d’un kilomètre de chez moi. Il y a bien une épicerie sur le parcours mais par bravade, j’ai décidé de passer outre. Comme beaucoup, j’ai pensé à filmer et à photographier ce quotidien absurde, en m’inspirant de la comédie « Un jour sans fin » du réalisateur Harold Ramis, où le protagoniste Bill Murray, revit inlassablement la même journée. Après un passage par la gare, je marque une étape par la place de la mairie pour y faire des emplettes, pendant qu’un dispositif photo ou vidéo discret, placé sur la plage arrière ou avant de mon véhicule, filme ou photographie l’endroit en mon absence. Je me remets au hasard pour me livrer, des instantanés ou des morceaux de réalité, quI peuvent faire sens dans ces journées sans fin d’avril deux mille vingt. Tout cela fait un peu espion mais difficile de procéder différemment dans un contexte de suspicion et de surveillance généralisée, où le fait de photographier ou de filmer n’est pas considéré comme une activité essentielle. Etrange dispositif que l’on voit sur cette photo de la vitre arrière…Telle une pelote, un fil se déroule le long d’un véhicule noir, soulignant les poignées des portières, puis poursuit son périple, en gravant dans le sol un trottoir éphémère. Un autre fil courbe, tire et ploie l’édifice municipal comme pour l’arracher ou pour le coucher sur le sol. Ces deux fils sont soutenus par un réverbère fluet, qu’une chaîne métallique, délimitant le parking, vient tendre et renforcer. L’ensemble fait penser à une installation de cirque en plein air. Elle est montée, frêle silhouette bleue, au maintien altier, marchant droit devant elle, d’un pas assuré, sur un de ces fils placé au ras-du sol, sans l’aide de quiconque, sous le regard indifférent de candidats à des élections locales, qui ne lui prodiguent aucun encouragement pour cette prestation insolite. Peut-être la désapprouvent-elle puisque la marche sur un fil n’est pas considérée comme une activité essentielle. Enfin je présume. A t-elle réussi son parcours filaire? Sinon jusqu’où est-elle allée? A t-elle atteint le réverbère? Ou bien la voiture si elle a suivi scrupuleusement la courbe du fil? Je ne le saurai jamais car la photo suivante a été prise une minute après. On ne la voit plus mais le dispositif est toujours là. En ce neuf avril, un autre funambule a marché sur ce fil. Un jeune homme. Venant de la gauche, il a marché sur le même fil peu de temps après. Une ou deux minutes, pas plus, se sont écoulées depuis l’apparition de cette jeune femme. Etait-ce une coincidence ou bien devait-il la rencontrer sur ce fil en cet endroit précis? Si oui, de quoi allaient-il parler? Reviendra t-elle demain, par habitude ou comme moi, par routine? Une rencontre aura t-elle lieu? Et lui, reviendra t-il? Comme Bill Murray, je reviendrai sur cette place…un autre jour, semblable à celui-ci, mais pas tout à fait le même. D’infinies choses auront changé…La voiture ne sera peut-être pas au même emplacement, un peu trop avancée ou un peu trop en arrière, et je ne retrouverai probablement pas mon cirque et ses funambules aperçus la veille.
Très heureuse idée que ces funambules inventés par le cadre, comme quoi l’aventure est aussi au bout de la routine, ou des protocoles chers à ce site.
Le hasard a créé l’opportunité et le minuteur photo, livré à lui-même, a fait le reste. Ces photos discrètes m’ont été inspirées par la dérive vers une société de surveillance globale, devenue bien concrète à l’occasion de cette pandémie. Je ne pensais pas à une quelconque dystopie lorsque j’ai réalisé ce court-métrage « par désœuvrement ». Merci pour votre commentaire
Bonjour Laurent
Merci beaucoup pour ce protocole de prise de vues en rafale lente.
Il s’accorde et se désaccorde avec le contrôle et la surveillance généralisés.
Merci pour ce beau texte.
J’ai respecté ce protocole aussi longtemps qu’a duré le premier confinement (55 jours). J’ai assorti mon court-métrage, d’extraits d’oeuvres puisés dans le répertoire du théâtre de l’absurde que j’ai mis en abyme avec les discours gouvernementaux, qui pour certains frisaient l’absurde. Merci pour vos encouragements.
Très intéressant, d’une poésie piquante
merci beaucoup pour votre commentaire