J’imagine que c’est l’oncle, un des R, René ou Raymond ou peut-être mon père, il est bien terminé le temps de demander, entre ceux qui sont partis dans l’euphémisme définitif et les béances extensibles de la mémoire de nous les autres. En tout cas c’est devant la maison au bord de la piètre route. En montant un peu, le virage, en épingle noire. (On arrive toujours ici de nuit dans mes images – ou dans la grisaille toute fatiguée du matin – mais jamais au grand jamais dans du clair – son expression à elle pour l’absolu catégorique – me fait toujours penser à un pays désolé, un désert insaisissable et poudreux – le grand jamais. C’est comme la cartographie impossible des souvenirs d’enfance : à buter constamment sur les mêmes îlots dérisoires et inexplicables, tout toujours s’efface parfois surgit dans un battement de cils à nouveau se dissout.) Avec le garage bricolé en bois (quatre murs comme de palissade un peu disjointe, dessus le chapeau pointu d’un toit, peut-être de tôle, une porte grossière avec de gros gonds et qui sentirait l’âcre le goudron ou la créosote (forcément ! un pays de mines) – une brûlure d’émeri du nez jusque dans gorge – interdit depuis au moins 30 ans – encore utilisé – ainsi boîte l’histoire. Mais sur la photo c’est bien la vieille maison en marge du bourg industriel, haute de deux étages indépendants, étroite, l’escalier sur le côté et le balcon pour l’entrée du haut, la rambarde de rouille à tenir à pleine main dans l’odeur de ferraille et les minuscules grains devenus soyeux sous la peau des doigts. Devant, la même route plonge à l’opposé sous le pont de pierres de taille, se greffe à l’embranchement rétréci pour rejoindre le centre du village crasseux, plus resserré. Ça on ne le sait pas bien sûr, ni ne le voit vraiment, à la limite du hors champ. À peine ébauchée sur la droite, derrière la communiante et les enfants endimanchés autour d’elle, la façade et les briques de l’encadrement arrondi de la porte de la cuisine elle-même invisible derrière les doubles volets battants clos. (Une pièce tout en longueur, lino jaune ? Fourneau sombre massif sous ses cerceaux gigognes, pique-feu, torchon, seau à charbon, table en formica rouge brique avec paillettes ? – collée contre le mur) – située à peine à deux trois mètres en recul de la chaussée élimée. (Un jour j’aperçois la démarcation nette d’un muret bas avec petit portail blanc, briques également, la jeune femme et mère du grand jamais est assise sur le rebord. Pose faussement décontractée de star, dos bien droit, en appui sur les bras jetés en arrière, tête légèrement inclinée vers le ciel pâle – mais c’est une autre photo, une des très rares et minuscules fenêtres noir et blanc, pas le genre de la tribu les photos, comme toujours non datée.) Il aura dit – n’importe lequel derrière l’appareil – mais c’est un homme – certitude inébranlable selon ma compréhension glanée par la fréquentation des femmes de la famille à cette époque – (Les familles changent bien un peu aussi, s’altèrent suivant leurs saisons, mais toujours cette illusion étrange d’en savoir pour de vrai quelques rouages et ressorts essentiels, tout à la fois immuables et conservés intacts sous la peau même des quelques clichés, qu’elles y soient représentées ou magiquement invoquées par les lieux et leurs ombres, les visages des descendants ou ascendants, savoir pourtant vérifié plus d’une fois superficiel et lacunaire, raison pour laquelle il n’est pas si facile de renoncer au tenu pour certain : en l’occurrence jamais au grand jamais l’une d’entre elle n’aurait pu se retrouver derrière le viseur. ) Il aura dit qu’il faut aller faire une photo souvenir de la cérémonie devant la maison mais les grands volets fermés la montrent inhabitée ?
J’aime cette incertitude qui plane entre les imprécisions de l’image et des souvenirs, les apartés entre guillemets et entre tirets et autre points d’interrogation. J’aime ce que je vois comme flou et la part d’imaginaire que ton texte ouvre. Très réussi, je trouve.
merci en fait je n’avais pas d’autre choix que celui de l’incertitude ! Heureux qu’elle ne soit pas trop pesante !
magnifique première phrase que j’ai retenue dès le début de ma lecture (et qui m’a fait aller plus avant) pour l’image « des béances extensibles de la mémoire de nous les autres »
et puis on glisse dans l’histoire, René ou Raymond qui a pris l’image, n’importe, on aurait aimé en savoir plus sur eux, en fait on plonge tout de même dans les limbes obscures de la description, l’image imprécise de la communion puis d’autres images ayant laissé trace dans ta mémoire « immuables et conservés intacts sous la peau »…
merci Jacques…
ton désir d’en savoir plus accompagne tellement celui d’e écrire plus ! alors merci à toi !
Oui tellement réussi ce texte qui me fait déborder d’émotion, de réflexions, tant tes incertitudes emmènent au delà de tes mots.
Merci vraiment beaucoup.
et merci à toi tellement je craignais que tout ce trouble ne rebute et tu me révèles qu’il a ouvert au contraire bien des portes…
Magnifique texte qui oscille entre le réel et l’imaginaire, le souvenir et sa part rêvée, à deux doigts de basculer dans le fantastique même, beaucoup de sensibilité visuelle et olfactive, d’émotion, et ce « grand jamais »…
merci ! avec beaucoup de retard, ! j’étais en vadrouille et peu disponible… mais cette bascule vers le fantastique me titille pas mal !