Là rien, regarde, deux ou trois poteaux, une barrière de bord de mer, mais on ne voit pas la mer, des herbes légères et trop vite grandies, des herbes de bord de mer, le ciel déchiqueté à travers les tiges coupantes pliées par les embruns, un ciel gris de tempête, un ciel qui a mangé la mer, mais où est-elle, sur l’asphalte elles marchent, deux filles ensemble, qui se découpent sur le fond d’herbe, sur le fond de ciel tourmenté, leur regard vers la mer, mais où est-elle, la plus grande qui se penche sur la plus petite, son bras autour de ses épaules, elle la retient, leurs cheveux affolés de vent, elles avancent, Méduses
Là rien, regarde, des bêtes dans un pré, dos à l’avenue, qui broutent, corps blancs de laine à peine visible entre des troncs et des feuillages, trois moutons de race poilue et ronde, des bêtes paisibles installées au contraire du trafic et des hurlements de la ville, l’une tourne la tête, son œil rond et sa bouche large, entre vivant et artificiel, les autres ne montrent que leur croupe, on sait ce qu’elles font là, un petit panneau le précise.
Là rien, regarde, un coin de mur, un renfoncement, deux cartons pliés, seulement l’angle des deux murs quand ils forment un rentrant, et les angles des murs quand ils forment un sortant, quasi sans couleur, seulement grenus et ternes, sans portes ni fenêtres, de leurs pliures et jointements s’est formé le recoin, un peu d’ombre invisible, et par terre les épaisseurs de carton, la trace à peine d’une présence régulière, du creux d’un corps précaire, du monde silencieux des démunis
Là rien, regarde, l’entrée du pont, ses sellettes et ses arches, perdu sur un fond sans forme, une nuée de fumée, des corps debout ou par terre, la fatigue courbe les têtes, les bras tiennent haut les drapeaux, les vêtements salis de jours et de nuits dehors, rien ne les distingue plus ni les garçons et ni les filles, la fumée devant eux est une écharpe au goût amer et leurs larmes sont chimiques, ils n’avancent ni ne reculent, ils tiennent
Là rien, regarde, un tas de valises, abandonnées, oubliées, rien de pittoresque, et loin les villégiatures, valises des exils, des déplacements, des changements de camps, bagages n’appartenant à personne, interchangeables, portant le fardeau de leur destinée, appartenir à des êtres plus perdus encore, cachant des vêtements, des photos, des chaussures, des affaires auxquelles quelqu’un a tenu, des matières rassemblées que se laissent apercevoir dans les interstices des valises éclatées d’abandon
j’aime beaucoup ce leitmotiv, comme on dit trois fois rien. Ces pas grand chose qui disent beaucoup.
Hello Cat
Ces riens que tu nous donnes à voir. Et on regarde. Et on les voit ces traces et ces moments de vie. L’air de rien tu nous emmène dans la profondeur de la réalité sous-jacente. Belle lecture de tes textes-images !
Là presque rien mais tout dit rien dans le mouvement des etres et de la mer la langue se mêle et savoureux.
« Là rien » me renvoie à « Non rien » – peut-être connaissez-vous ce receuil d’Agnès Rouzier (assez confidentiel et probablement épuisé) mais dont j’aime beaucoup le titre.
C’est très beau – nous conduit à l’espace inutile, infra. S’ouvre un autre regard, une autre perception.
Vraiment bravo !