Dans les années 40, quelques photos ratées du Sérail circulaient dans un cercle très restreint d’amateurs. On pourra s’étonner qu’une chose aussi dérisoire, à l’heure où le monde occidental était à feu et à sang, suscitât un si grand intérêt dans une assemblée de personnalités appartenant à l’élite financière et politique. D’autant que leur passage par le Sérail avait été, pour la plupart d’entre elles, l’occasion d’une humiliation tout à fait inédite. Pourtant, les années passant, leur attachement à cette nuit particulière, loin de se démentir, s’accentuait. Leur désir d’en connaître, une fois les bleus d’orgueil cicatrisés, n’avait cessé de croître. Leur besoin de se retrouver dans une confrérie de vaincus, les tenait fidèles aux rendez-vous les plus éloignés. Pour prendre leur mal en patience jusqu’à la prochaine de ces réunions, ils cherchaient avec une avidité dévorante à mettre la main sur quelque chose qui puisse les ramener à cette nuit-là, à un instant qui toujours leur échappait. Leur entourage, s’il avait été au courant de leur quête et des dépenses extravagantes qu’elle occasionnait, aurait probablement été profondément troublé. C’est pourquoi le Cercle du C, comme il se désignait — la lettre évoquant tout à la fois le grand C de l’enseigne de l’établissement d’alors et le croissant de la lune à son dernier quartier qui continuait à briller depuis lors de leur « séances » —, était jaloux de ses secrets, à commencer par celui de son existence. Les rencontres très occasionnelles étaient organisées dans la plus extravagante discrétion, si on veut bien une fois encore considérer la période de l’Histoire où elles prenaient place. On pouvait alors échanger des souvenirs, à prix d’or, et les plus fervents payaient ainsi, à la manière de Selim, tout objet, image ou histoire qui leur étaient alors proposés. Les premières rencontres avaient été le fruit d’un hasard : un bar d’hôtel, un soir de congrès, l’alcool d’ambre, le décalage horaire et la solitude ouvrant la boite de Pandore des nostalgies les plus sourdes. Mais très rapidement, ces personnages fortunés et influents s’étaient donné les moyens de leur étrange obsession. Des personnes discrètes et dignes de confiance avaient été envoyées aux quatre coins du globe sur les traces du du Sérail. Pendant ce temps, le personnel, disséminé de par le monde, conservait et enrichissait également sa part de souvenirs, mais par des moyens bien différents. Il arriva que l’une d’entre eux — la Cigarière, on le sait à présent sans plus de doute possible—, fût « invitée » à participer à l’une des séances du Cercle. On la traita avec tous les égards. Elle redit obligeamment ce qui était du côté des légendes qui circulaient sur Selim Bassa. Du voyage d’Osmin, même si les anciens du personnel continuaient à en collecter les signes, elle ne pipa mot. Osmin était la lune de Selim Bassa, elle disparaissait aisément dans son rayonnement. C’est lors de cette soirée que la Cigarière fut amenée à découvrir des photos inédites du Sérail. Les photos ratées. Des photos floues, où l’on croyait distinguer la grande mosaïque de l’entrée à travers une eau troublée, l’arrière d’une tête coiffée du petit fez rouge, baignant dans la fumée. Des photos qui cadraient à la va-vite les babouches de la tenue de service, une main baguée pendante au bout d’un bras à la manche de chemise retroussée… quelque chose clochait là-dedans. La Cigarière était bonne fille, mais ses années de Sérail lui avaient appris la prudence. Elle authentifia formellement les photos, dont la côte grimpa en flèche dans le Cercle C. D’ailleurs, ne portaient-elles pas l’estampille du Sérail en bas à gauche ? Le nom écrit dans la même lettrine que pour les photos officielles ? Le sigle circulaire du C et du croissant gaufrant le quart droit de l’image ? Elle n’était pas sitôt rentrée chez elle que par des moyens dissimulés, elle communiquait aux anciens du personnel du Sérail le détail de ces images inexplicables, qui ne pouvaient pas avoir été faites sans que l’un ou l’autre s’en fût aperçu. Selim Bassa était chatouilleux sur l’article de la discrétion et son personnel, qui, dans l’ensemble, avait un grand besoin d’anonymat, bien davantage. Tandis que la cote des photos ratées atteignait des sommes obscènes à l’intérieur du Cercle C, les échanges allaient bon train à travers la diaspora du Sérail. Il leur fallut des mois pour conclure unanimement qu’il s’agissait de faux, une extrême vigilance présidant à leurs communications. Les messages ne pouvaient se passer que de la main à la main, par des intermédiaires consacrés — nous développerons ailleurs, à titre d’exemple, la façon dont la nouvelle arriva jusqu’au Chiffre, qui démentit catégoriquement son utilisation du poinçon sur les photos ratées —. Pendant ce temps, deux autres anciennes du Sérail avaient été repérées et invitées par le Cercle, qui feignirent de découvrir et d’authentifier les quatre photos, tout en laissant entendre qu’il pouvait y en avoir d’autre. La maîtresse du Kintzukuroi, à l’occasion d’une escale, fut la deuxième à répondre à l’invitation du Cercle. Elle y créa un grand émoi, évoquant la piste d’un membre du personnel, un traître, qui aurait pris les photos à l’insu du Pacha. Preuve que, non contente de savoir réparer avec de l’or, elle savait également égarer son auditoire dans les histoires mêmes qu’il souhaitait entendre. Auprès de ses colllègues d’autrefois, elle qualifia sa visite de gintsugi, « ceux-là, expliqua-t-elle par la suite, ne peuvent être réparés qu’avec de l’argent ». La troisième visiteuse se contenta d’abonder dans cette interprétation. On l’écouta à peine, la chasse à la chimère les tenait tout entiers.
Passionnant… il y a le film d’Orson Welles (Verités etensonges -F for fake- 1973) qui pourrait t’intéresser même si ce sont des faux tableaux dont il est question)