Je tente le portrait, et c’est la foule qui se précipite vers moi. Une foule dense, compacte, plutôt joyeuse, colorée. Les visages un à un noyé dans une masse heureuse et mouvante. Comme un animal, elle avance, chaude, aucun trait précis, mille yeux concentrés et dirigés dans la même direction, un beau regard de foule gagnante, aucune silhouette mais chaque corps comme une écaille de ce curieux dragon qui avale la ville et descend jusqu’au grand pré vers la rivière.
La foule a laissé sa voiture aux marges de la ville, la foule a pris les autobus à disposition et la voilà qui se rassemble. Elle agglomère chaque nouvel arrivant, et enfle, enfle. Chaque trait, chaque sourire, chaque chevelure, chaque poitrine exaltée, chaque dos pressé d’arriver, chaque bras levé ne font qu’un et développent une beauté mouvante et puissante. La foule ondule, elle respire, elle attend avec bonheur. Ils vont venir. Ils parleront. La foule ne s’impatiente pas, et la musique l’aide à attendre avec une patience de juin, une patience de ciel clair. Lui d’abord, s’avance. Les milliers de mains le saluent, les applaudissements déchirent l’air, il répond d’un sourire énorme, campé droit sur un corps râblé, des mains épaisses bien que petites bougent devant lui, de derrière ses moustaches remarquables, connues sur les cinq continents, sa bouche s’ouvre large, il exulte. La foule envoie toute son énergie vers lui, il paraît grandir. Devant le Tribunal ce matin, il a hurlé la fierté de se battre avec ou sans la loi, cet après-midi les mots semblent des morceaux de verre coloré, éclats d’un vitrail à dessiner l’utopie que la foule désire, et si tous s’y mettent on y arrivera, la nuée des voix qui chantent en réponse s’en tient garante. Son corps flotte au-dessus de la rumeur, à la fois lourd et extatique, il encourage au combat, dit qu’il reviendra, annonce son tour et lui ouvre la scène. Elle entre. Longiligne, cheveux aux épaules, un pantalon large, et une tunique ceinturée. Le silence est immédiat. Elle a des gestes assurés et lents. Elle observe chacun des regards vers elle, même si cela est évidemment impossible, elle prend le micro en main, se déplace avec grâce et certitude. Tout en elle sonne juste. Les mots arrivent, la voix subjugue, la foule bruit en guise de réponse, les graves de sa gorge, inimitables, vibrent et produisent une envie de la toucher, de la suivre, de l’entendre encore parler, d’être de ses luttes, de ses voyages, de ce qu’elle a vu et entendu, de ce qu’elle demande et de ce qu’elle exige. Elle parle de son corps, il est l’image même du monde en flamme mais elle jure qu’il possède le pouvoir de guérison en lui. Ses vêtements chics et simples lui font une ligne fluide, présente bien qu’un peu éthérée. Son accent adoucit le français, il est un contraste coloré avec la dureté de ses propos, ou plutôt les propos que la dureté du monde et du corps l’oblige à tenir. Elle en tremble de rage et de désir. Elle regarde une nouvelle fois loin devant elle, pose ses yeux sur un appui ici et là, voit tout et sourit sans bouger, puis par nécessité impérieuse quitte la scène. À l’instant la foule est en deuil, déjà la musique reprend, mais le manque d’elle est un trou béant qui ne sera pas comblé.
trouver les personnages, et les installer dans ce qui fait texte, voilà ce qui était complexe dans cette reflexion, alors ici ce qui peut sembler être une pirouette, mais pas seulement, car les corps remarquables exposés dans la foule sont iconics et inoubliables - photgraphiques - la photo d'archive surexposée comme le sont les souvenirs qui s'effacent.
quelle belle idée… ! (j’ai peur de me retourner, tu sais, et de regarder le chemin parcouru – et les tours jumelle, et les guerres et les pogroms, les assassinats et tout le reste dont, dans sa folie,cette humanité se montre capable) – mais quel beau moment… (et elle – et lui…)
Très beau, Catherine. J’adore ce « elle » qui personnifier la foule. « La foule a laissé sa voiture… » Ton final aussi fait mouche. Merci.
« éclats d’un vitrail à dessiner l’utopie que la foule désire, et si tous s’y mettent on y arrivera ». Merci Catherine Serre. Allez savoir pourquoi des mots résonnent plus fort à certains moments ?