On ne voit personne sur la photo, que la trace de deux présences provisoirement hors champ. On voit simplement sur la plus grande partie de l’image les planches aux jointoiements éraflés d’une table peut-être autrefois conçue pour une salle à manger, ronde et pliable, sur des pieds fuselés, comme on en voit beaucoup. L’âge en a décapé le bois, les intempéries le font sans doute encore puisqu’elle semble installée dans une cour ou un jardin, près de vélos adossés à un mur de ciment sale contre lesquels le zoom la projette. Occupant une grande partie de l’image à droite, en gros plan, le profil d’un sac à dos gris et noir de collégien dont une bretelle fait une boucle comme le rappel du geste par lequel il a été jeté sur la table | son propriétaire, jeune bien entendu, grand, tee-shirt orné d’un dragon, bermuda de jean soigneusement déchiré, pieds dans des claquettes, s’est levé, a fait quelques pas, penché sur son portable, échangeant d’un ton pressant de courtes phrases dans une langue que la plupart, dans notre ville, ne comprennent pas avec un ou une interlocuteur inconnu. Au premier plan, en biais, un livre abandonné sur la table est ouvert sur des dessins pour enfants, et non enfantins, illustrant à gauche des mots comportant sans doute le son i | un dessin montre un garçon allongé qu’une fillette chatouille et qui rit avec des Hi i Hi ! Hi ! | et sur la page de droite le son o | un garçon portant un chapeau pointu s’écrie Ho devant un gâteau (il va falloir apprendre, pour brûler les étapes, ces mots et leur orthographe en recopiant soigneusement le modèle qui sera fourni) au dessus d’un vélo, d’un domino et d’une tomate. Il y a d’autres personnes autour de cette table peut-être, des adultes et des enfants qui passent. Il y a surtout une autre présence concernée par l’image qu’évoque, un peu au dessus de la moitié du bord à gauche, le talon en caoutchouc d’une canne ou d’un bâton de marche posé sur la table, abandonné pour un temps, devenu inutile, par une petite bonne-femme, assise, les jambes allongées devant elle, sur une chaise de paille, regardant le ciel, les feuilles d’un arbre, attendant de reprendre la seule chose qui a de l’importance pour le moment, les sons de sa langue, les efforts à obtenir en riant un peu, se demandant comment rendre acceptable par un adolescent qui a vécu plus qu’elle la puérilité du livre qu’elle a déniché et prenant, pour meubler ces minutes de suspens, son appareil photo pour fixer image discrète de ce moment.
image ©Brigitte Célérier – septembre 2022 Avignon
c’est cette discrétion qui l’honore (et nous, par la même occasion) (donc) – merci
J’aime le chapelet descriptif dans lequel tu nous entraînes dans chaque recoin de l’image. Entraînant.
Merci Piero, merci Jean Luc
cet arrêt sur moment, ce hors champ qui s’ouvre… ils nous apparaissent tous, et elle qui regarde le ciel le temps de dire Hi ou O , elle qui prend cette image avant de retourner dans la langue et de partager de la vie…
merci Nathalie
On lit et tout du long du texte on cherche présence dans la photo et finalement on arrive à ce petit bout de canne qui avait échappé. Comme enquêter. Merci, Brigitte. Et merci aussi pour ce que ce texte m’a apporté de la compréhension de # 3 que je ne savais par quel bout prendre. Merci de montrer la voie. D’éclairer quelque chose.
Anne, le problème est que je ne suis pas du tout sure d’avoir trouvé la voie…
on passe du pur descriptif au sensitif, c’est progressif, l’aspect technique gommé au profit du récit…
et l’objet « canne » nous déclenche un frisson au cœur
merci Brigitte pour ce moment
merci Françoise pour cette lecture 🙂