Femme assise dans l’autobus à une place latérale, presque un strapontin. Derrière elle, la vitre sur la nuit. Les coudes posés sur les genoux, un sac de toile à ses pieds, un thermos dans une main, le gobelet de café brûlant dans l’autre. Fumée devant le visage, les yeux à demi-fermé, la tasse en plastique tenue à pleine main. Femme entre deux âges, jean et blouson au col haut sur le cou, les pans d’une écharpe de chaque côté de la poitrine. Le corps appuyé lourdement sur les coudes, la fumée du café devant le visage terne. Des chaussures de sécurité et des chaussettes épaisses sous le pantalon qui remonte. Femme à la silhouette violemment éclairée, découpée dans la lumière crue, les pieds bien à plat, le corps appuyé, lourd sur les cuisses, une tasse de café brûlant aux lèvres. Femme au visage inexpressif, aux épaules arrondies vers les genoux, la tasse instable dans la main, à essayer d’ouvrir les paupières.
L’autobus va arriver. Je serai assise. L’autobus arrive. Un gros autobus avec écrit le nom de l’usine de camions. Il fait nuit. Je suis du matin. Dans l’autobus, je vais m’asseoir. J’ai des bouches à nourrir. Obligations. On compte sur moi. Je m’assois. Dans une demi-heure, je serai devant mon poste pour huit heures d’affilée. J’aurai vingt minutes pour manger. Je mangerai à dix heures du matin. J’aurais déjà travaillé cinq heures. Il m’en restera trois à faire. Je suis une bonne copine. Rien de spécial, mais une fois réveillée j’aime rire et répondre à la volée. Ouvrière de ligne. Dans mon sac, j’ai du pain et une boîte à manger pour quand j’aurai travaillé cinq heures. Et qu’il m’en restera trois à faire. Les néons de l’autobus me gênent. Ceux de l’usine sont bien pires. J’attends un peu pour boire le café brûlant que je viens de verser sans trembler. La tasse n’est qu’à moitié remplie. Aucune pause ne sera accordée. C’est la règle, personne ne bouge avant au moins deux heures de travail, et si le chef est d’accord, ce qui peut prendre encore un bon laps de temps. Le froid n’est pas très vif dans l’autobus ce matin. D’ici quelques semaines, ce sera une autre histoire. Le bus arrive du dépôt. Glacé. Il lui faut une demi-heure pour chauffer. Il fait bon quand on arrive, ou presque. À l’instant de partir, je prends mon écharpe, sans y penser. Juste avant de fermer la porte à clé. Doucement pour ne pas réveiller la maison. Bonne mère. Rien de spécial, mais je sais dire oui au bon moment. Les photos d’usine, les bleus de travail qui disent le travail, l’idée du travail que racontent les vêtements. Pas sûre de vouloir. Quand j’enlève mes chaussures, j’ai les pieds rouges et brûlants. Une douche ne suffit pas à les rafraîchir. Pour le maquillage, c’est après la sieste. Bonne épouse. Rien de spécial, mais journée double et facile à vivre. Il me reste un quart d’heure avant les huit heures d’atelier, de bruit, de contraintes. Il me faut soulager mon dos. Répit du trajet. Avant d’enfiler le bleu. Pour les bleus, au début j’ai dit Circulez, y’a rien à voir. On a rigolé. On n’est pas des bêtes de foire. Nos corps dans les bleus, un peu pareils. Nos bleus quand on les enlève qui gardent la forme, déformés par nos gestes répétitifs. Pour l’instant, seulement l’odeur du café qui compte.
Le texte - après montage - sépare la description de la photo et les pensées du modèle.
C'est le souvenir d'un homme précis partant à l'aube travailler, et que j'ai connu, qui en a été l'inspiration première.
Le texte concernait donc d'abord un ouvrier, même si les marque de masculin était peu nombreuses. Je l'ai modifié et renforcé voulant finalement offrir la scène à une femme, gardant en tête les vidéos d'interview de Nan Goldin visionnées ce matin, et son engagement à aller capter les places particulières et mal regardées.
Le texte dans le premier jet, a d'abord été entièrement écrit au "je " , le personnage se décrivant lui-même, au sein de ses pensées, puis j'ai séparé les phrases entre descriptions /pensées intérieures, enlevé le "Je" pour la description avec un parti pris de regardeuse assez neutre, mais émue de ce qu'elle voit.
L'idée d'un(e) photographe venant poser un regard sur les ouvriers et leurs bleus de travail, m'a été suggérée (encore une fois) par le travail de Fabienne Swiatly, qui a investi des usines et réalisé une série de photos. Les photos ont été exposées au Musée de l'Abbaye à Saint-Claude, et dans d'autres lieux. Pour moi, ce n'était pas une idée préalable à l'écriture. Je me posais la question de savoir ce qu'un(e) photographe serait venu(e) faire dans un bus de rammassage à quatre heure et demi du matin, cela m'a rappelé cette recherche.
Bonsoir Catherine
Très belle photo texte et surtout monologue intérieur stupéfiant.
Le réel sans arrangement cosmétique. Nu.
Merci beaucoup pour cette belle lecture !
Hello ! Et merci du retour, ce monologue c’est un peu un défi, contente qu’il te semble juste.
Les phrases courtes s’enchainent comme une succession d’images, un diaporama de l’écrit. Avec le même vide entre les photos. J’aime ce rythme qui ne finit pas. Ou plutôt, on voudrait qu’il ne finisse pas.
Une affaire de deux-huit, en somme, comme le chaîne qui ne se pose que quatre heures, et qui tourne, tourne, ( devenue une histoire ancienne à Lyon les usines Berliet ont fermé en 1987)
Merci Catherine Serre. Les mots de la « regardeuse » touchent. Merci.
À toi merci de la lecture, oui encore une fois, je suis partie du corps, pour trouver le rythme, et j’ai pris le temps d’explorer l’univers de Nan Golding ce matin, sa réflexion sur le mvt et le statique est très parlant, elle oblige à réfléchir, la question est amplifié quand la photo devient mots. .
très tout, bravo, me sens toute niaiseuse à te lire, tant c’est beau-bien construit-etc. tu nous emmènes dans ce bus, avec cette femme, c’est très réussi, merci.
J’ai pensé à Joseph Ponthus, encore.
(ah je pensais aussi à Joseph Pontus) mais je pensais surtout à ce bus de nuit N12 que je pris une fois pour aller en chercher un autre puis un autre, dans lequel, à quatre heures dix le matin, montent des gens qui se saluent parce qu’ils se connaissent – elles aussi – peu de blanc.hes jte dirai… mais les photos sont très bien (merci à toi)
sans lire le codicille j’ai pensé à Fabienne Swiatly. J’aime beaucoup le rapport des deux textes ça donne envie d’explorer cette voie du dehors vers dedans
j’allais dure ‘c’est juste’ (et superbement écrit, ces courtes phrases, ces presque répétitions), ai pensé « qu’en sais-tu? » ai répondu « assez pour savoir que c’est juste »
enfin je prends le temps de venir vers cette image des bleus de travail, je les avais identifiés comme tel en passant vite une première fois…
et puis ces images de femmes buvant du café, comme un diaporama
ensuite on entre dans le vif du sujet, cette vie là… j’ai songé aux portraits écrits pour En Service
texte fort brut tel quel…
j’aurai pu continuer à lire longtemps… merci Catherine