J’observe les bouts de vie que l’on jette ; des carrés de moquette poussiéreux, tachés de gestes maladroits, des tiroirs orphelins, des plantes qui n’ont pas résisté à l’indifférence ou à l’oubli, une bassine en émail bleue, rouillée sur les bords. Une femme s’approche, retire de cette masse hétéroclite un tas de feuilles délavées et les lance rapidement dans la poubelle à côté. Aussitôt qu’elle disparaît, autre femme arrive près du tas de déchets et y dépose une poussette, puis s’en va déverser, quelques mètres plus loin, des sacs en plastique dans le gros container bleu des vêtements usés. Je me demande si ce geste prolonge le mouvement de rejet du premier objet et je sens un frisson d’horreur. La première femme revient, inopinément, retire de la pyramide de déchets des vieilles chaussures, un récipient en plastique, les fourre aussi dans la poubelle et s’en va. Définitivement.
Observation. Pas de photos. L’Ange de l’Histoire en sourdine.
J’essaie de photographier les dalles du trottoir ; un chien arrive dans le rectangle du portable. Il me regarde, je le regarde. Je soupçonne qu’il me prend pour quelqu’un d’autre. Quelqu’un qu’il n’apprécie pas ; il est à la fois méfiant, peureux et prêt à réagir. Une oreille en bas, l’autre de travers, des yeux qui m’interrogent avec sévérité. Quelques secondes plus tard, il se retourne encore, puis s’éloigne emporté par la laisse qui l’emprisonne. Ce n’est qu’à l’abri de la distance qu’il aboie.
Une photo autorisée par le chien.
A la terrasse d’un café, il y a des gens assis, qui lisent, des gens debout, qui passent. J’ai voulu attraper la liseuse, absorbée par sa lecture, mais une silhouette s’est interposée entre elle et l’appareil, si bien que la photo montre un vieil homme courbé, maigre, portant à bout de bras deux sacs en plastique à moitié remplis qu’il trouve certainement déjà trop lourds.
Une photo de l’intrus. Comme un flash, l’image de Alberto Giacometti surpris par le mouvement de Cartier-Bresson.
J’ai eu longtemps devant mes yeux la colline d’en face. Tableau mobile aux tonalités changeantes au gré de la lumière. Fade au lever du soleil ; puis progressivement aveuglant, dû aux réverbérations du métal sur les superficies lisses ; doré vers les premières heures du soir. Certains détails s’opposent avec détermination au passage du temps : les promeneurs sur le belvédère de la chapelle, le palmier qui a tout l’air de flotter au-dessus d’un toit rouge. Les échafaudages qui parfois couvrent toute la façade d’un immeuble constituent la promesse d’une nouvelle couleur venant s’inscrire sur la surface du réel.
Dizaines de photos.
« à l’abri de la distance »: un chien aboie… ces bouts de vie que l’on jette, ces bouts de vie qui s’intercalent, refont l’image ( le vieil homme courbé qui recouvre la liseuse) ce réel qui se dérobe, surgit, bondit ou persiste dans la lumière d’un regard . Merci Helena
Merci, Nathalie pour ce merveilleux commentaire. Hésité à publier ces textes, car peut-être trop secs et monotones. Merci encore !
Bonsoir Helena
Sans photos ou bien des dizaines. On suit avec toi la pertinence de tes regards. Même quand le hasard s’en mêle.
Merci pour ces belles photos en textes !
Merci, Fil ! Si je n’avais pas eu à écrire ce texte, je n’aurais sûrement pas été si sensible au hasard, c’est vrai !
parfois des velléités aussi de garder à nouveau encore les traces de ces gâchis permanents en ville (je ne vois pas ça à la campagne, mais sans doute est-ce réprimé plus facilement) – la vue de la colline me fait souvenir de celle qu’on avait, en haut il y avait le château de Saint-Georges, tout en bas la place (Martim Moniz je crois bien) un petit appartement magnifique – contre jour puis éclairée avec ces nuances magiques… très évocatrices (merci à toi)
La colline dont je parle est celle à côté 🙂 ; où trône la chapelle de Nossa Senhora da Graça. Je l’avais juste devant moi, maintenant je l’ai toujours, mais plus loin, je ne la vois plus avec autant de netteté. Quand au gâchis, ne m’en parle pas ! Une horreur, mais au moins il m’a permis d’écrire un texte, ma vengeance ! Merci infiniment, Piero !
Je te lis comme je feuillette un album de photos. Le temps n’a pas d’emprise, l’espace non plus. C’est magique.
Merci infiniment, Jean-Luc ! On n’a vraiment aucune notion de l’effet que produit un texte sur le lecteur. C’est fascinant !
Grand merci Helena. Ce grand ménage fait mouche dans ma tête. Est- ce la marque du temps, de l’âge ? Lucidité ou mélancolie ? Je trouve de plus en plus souvent que les bouts de vie à jeter s’accumulent de plus en plus. C’est loin la déchèterie ?
C’est la montagne de déchets prête à nous ensevelir qui fait peur. Tant qu’ils sont gardés dans nos tiroirs, ils nous maintiennent en vie ! Merci, Ugo, pour ton passage !
Il y a ce qui fait trop plein, ce qui déborde dans une description impressionniste et le ballet des corps, et puis ce qui fait écran et empêche de voir ce qu’on regardait un instant avant, pour revenir, malgré l’éloignement, aux corps mouvant et aux impressions proches. Belle lecture,
Merci, Catherine, pour cette belle description ! C’est exactement comme cela que je l’ai vue, cette scène !