Un soir d’hiver, de ces soirs qui ne dure pas, qui commence tôt, de ces soirs qui déjà imperceptiblement recule, mais pas assez pour que le corps, l’œil, la cellule du cerveau qui se préparent à la nuit ne le sachent. Se tenir. Se tenir, comment se tenir. Il faudra encore une quinzaine de jours pour penser Les jours rallongent. Se tenir droite, pieds posés, se tenir en équilibre et attendre, se tenir sans penser à se tenir. Les deux pieds dans le sol, les deux pieds, et du poids réparti sur chacun. Un soir d’hiver qui bascule dès les heures d’après- midi sur le bâtiment de bois, un séchoir à tabac, de ces bâtiments dont quelqu’un sait encore dire l’histoire, se souvient de la sonorité joyeuse des fins d’été quand on venait y pendre, tête en bas, des bouquets de larges feuilles comptées par la Régie tentant d’éviter la contrebande, mais On était plus malins, et garde encore dans le nez le frais piquant des feuilles juste cueillies, l’odeur qui mûrissaient comme les feuilles flétrissaient et séchaient. Et le dos, et le dos comment le tenir, comment le courber juste ce qu’il faut, comment le courber, et partager sur chacun des deux pieds le poids nécessaire, le poids juste, le poids équilibré qui donne aux bras un soutien sûr. À l’heure d’à peine crépuscule, le bâtiment rectangulaire en lattes de bois montées en claies inclinées pour ne pas laisser entrer la pluie qui ruisselle sur les parois mais laisser traverser le courant d’air. Et les bras, les tenir juste, solidement dans les épaules, les épaules, fléaux sur le haut de la cage, les épaules, le soutien des bras, soutien pour le léger les bras, non pas la gravité, mais l’ouverture, non pas des ailes pourtant. Les épaules à trouver le point d’équilibre qui donne aux bras la légèreté suffisante et la pesanteur suffisante pour communiquer aux mains qui tiennent l’appareil, la stabilité, la sûreté, la confiance depuis les pieds et les chevilles à travers les tibias et les genoux, à travers les fémurs et les hanches jusque dans le bassin, et tout au long de la colonne. Tout le travail consistait à protéger les feuilles du pourrissement, à leur pourvoir une humidité qui les garde souples et développe toute leur valeur gustative et odorante. Un travail fastidieux d’installation des bouquets, de retournage et de secouage des feuilles une à une pendant des jours, et éviter à tout prix la moisissure, obtenir une fermentation de qualité On visait d’être classé pour les cigares. Se tenir et se sentir traversée d’une ligne depuis le sol jusqu’au long des épaules et des bras, une ligne jusqu’aux mains, aux bout des doigts, une ligne de solide et cependant souple soutien, une ligne capable de donner et d’absorber les directions. La lumière s’accroche à chaque planche de bois et rebondit sur la suivante, un ourlet noir à chaque latte venu de l’intérieur scande un rythme. Le ciel bleu virant au gris, clair encore derrière le bâtiment, cerne la solitude géométrique. Le toit longitudinal, en deux pentes, posé comme deux mains, protecteur de l’abri, ouvre le soir tombant comme une flèche sombre, semble un navire au port d’attache. Tout le squelette en équilibre, et le musculaire organisé, garder le cou en pivot, la tête mobile, disponible, se tenir et n’avoir qu’une obsession : sentir les masses et les rapports de sens à dégager d’une diagonale qui coupe une direction droite. Des ouvertures étroites et verticales dans les cloisons posent une partition mais quel pianiste viendrait, ici, la déchiffrer et la jouer dans l’air froid. Une musique d’herbes folles, souvenir de l’été, l’ignore, elles installent au sol un flou élégant contre la masse grise. Laisser à l’œil la liberté de voir ce qu’il regarde.
(j’avais à l’idée une image de ce voyage vers Lalinde, en Dordogne – il y avait des champs de tabac ou alors j’ai rêvé – nous étions en 4L, c’était la nuit) voir comment les autres bâtissent – content de te retrouver (comment tu tisses le corps avec le reste) – on va voir mais enfin, ça commence plutôt très bien (bon dimanche… :°))
Tu as bien situé la région, bravo ! Un instant heureux de prise de vue réconstitué pour l’occasion, c’est ça la magie d’écrire, (re)vivre et (trans)former,
Le corps. Le corps en majesté. Le corps qui fait l’image. Les sens debout, squelette en équilibre ( tout entier dans cette vibration à contre mort) Fumer tue (peut-être) mais faire tabac: » On visait d’être classé pour les cigares »… secouage et retournage. ça bouge dans tes textes Catherine. ça bouge et ça s’architecture ou texture. Si heureuse de te lire .
Merci Nathalie ! de ton regard et écoute, ils comptent beaucoup,
un fois encore les mots ont fait le texte, (comme je le dis à Piero, revisiter un petit instant et le laisser se faire mots) cet état d’écrire vécu cet été et … qui a bien voulu se manifester l’autre matin — accepter le fait que la contrainte va nourir les projets parallelles, qu’il ne s’agit pas d’une question d’avoir le temps ou pas, mais plutôt de faire ce qui doit l’être,
Bel atelier à toi,
Très content de te lire, moi aussi.
Super entrelacs de corps, de bois et de feuilles, dans la géométrie du cadre et dans la partition de la fabrication et dans les lignes du séchoir.
Merci Catherine !
Ça faisait bien longtemps que je n’avais plus senti dans mes narines l’odeur du tabac. Alors maintenant les photos prennent aussi les odeurs ? Bravo Catherine, l’effluvographe !
Je garde Effluvographe, non de non, et merci !
Ton texte est une découverte, factuelle et textuelle. J’aime ce tissage entre l’équilibre du corps et le travail du tabac.
Merci Laure, j’ai un peu vu les derniers cultivateurs et cultivatrices de tabac en Nord Isère où il y avait seulement des greniers à séchage en haut de hangars, j’ai mélé leurs gestes aperçus aux séchoirs de Dordogne qui me font quasi pleurer tant leurs proprortions et structures sont une histoire, j’aime cette architecture du besoin qui oriente les toits, cale les ouvertures, protège les pignons…
fait rêver (même si c’était dur) et que ‘aime la construction du texte
tu as réveillée des bribes de passé
j’avais un oncle qui cultivait du tabac et j’adorais aller dans le séchoir, cette odeur si particulière, à la fois poussière parfum humidité végétal, tout ça, les feuilles caressant la tête et les bras quand on passait
tisserande aussi ça te va bien.
Photographier à plein corps, à la paysanne, et écrire tout pareil, tu commences très fort Catherine, j’applaudis à deux mains, les deux pieds bien plantés dans le sol.