Tels sont nos géants. La Beauce s’étend à l’horizontale, avec les fermes closes en carré comme dans Zola, ou selon saison les arrosages sur roues plus larges que les champs ou les tracteurs à vous remorquer toute une ville: elles sont dans les replis, les villes, comme enserrées sur elles-mêmes plutôt qu’être dépecées par le vent alors les toponymes on les reconnaît, on les a lus dans Proust pour quelques-uns, dans Saint-Simon pour beaucoup d’autres, mais de silos non, ceux-là n’en parlent pas. Combray à échelle de Recherche c’est un assemblage de détails, d’intérieurs, et la campagne encore morcelée dans ses haies et taillis, l’odeur des aubépines ou la mare secrète, c’était avant le monde industriel qu’on y voit transparaître par quelques personnages où bute le vieil ordre du monde: écrire nous condamnant à perpétuité à parler de ce qu’on perd, bien au-delà du temps ? On marche dans les rues grises d’Illiers-Combray, les bars et boutiques à jamais fermées, même selon tes propres souvenirs d’une venue il y a trois ans, ou cinq ans, ou dix ans. La maison musée, où te réjouissaient, puisque rien à voir avec la maison fiction de la Recherche, qui en combine trois au moins, les prises, interrupteurs, poignées ou rideaux qui te renvoyaient à la date même de création du musée, trente ans après la mort de Proust, à ce que tu touchais de tes mains dans la maison de tes propres grands-parents, une sorte de transfert homothétique – et cette maison aussi maintenant fermée, moderniser les prises et y mettre un ascenseur, la petite ombre qui se construit en toi à penser que tu n’y reviendras pas, la maison inhabitée plus loin dans le bourg (elles ne manquent pas) devenue la remplaçante arbitraire pendant les travaux, et plus haut, où la ville se défait pour se perdre dans la grande Beauce étalée, la fausse maison dite de Swann, deux étages de belle façade mais cinq mètres d’épaisseur c’est tout, plaquée contre un vieux mur et aménagée pour profits par un industriel des mariages chinois (sauf que oui, pas visé juste avec la pandémie) et toi, dans ces encombrements de voitures garées, à chasser quand même de vieilles enseignes, recueillir à tomber sur la rivière quelque vieille porte de jardin oubliée, c’est là-bas, dans l’étendue, non plus la voie ferrée où la famille du narrateur de la Recherche débarque pour les vacances de Pâques – on les a démultipliées, écrasées sur le sol, les voies même si la vieille gare est pareille mais que resterait-il dans ces gares secondaires qui les distingue de toutes les autres, la belle lourdeur des silos et leurs ajouts composites, le nom Illiers en typographie maintenant éraillée et qui n’a pas eu le temps de devenir Illiers-Combray mais s’en tient à SCA d’Illiers-Saumeray moi j’avais mis là au sol une petite caméra 360 que j’avais ces jours-là (et la maison dite de tante Léonie là aussi, clandestinement, j’avais fait mes photos 360) et lui, Eric, m’avait gentiment répondu, découvrant mes photos sur mon site, qu’eux avaient eu l’autorisation de grimper tout là-haut, sur le toit plat, mais ça on n’en avait pas photo: moi aussi alors maintenant je voyais tout d’en haut, la petite bourgade repliée et en état grandissant d’abandon, les rues grises et les voitures garées, le supermarché à dix kilomètres, les visiteurs qui ne s’y reconnaissaient plus, et puis, juste là au pont sur la Vivonne (dans le livre) et qu’on appelait ainsi à l’intérieur de soi, entre promenade du côté de chez Swann (le vrai, Tansonville) et du côté de Guermantes, plutôt que dire simplement le Loir son nom d’état-civil, l’eau calme trouant le lavoir ne vous en voulait pas, d’en haut tu vois les pancartes bien plus attractives que celles vouées au musée en réfection, vers la ferme toute proche (mais il fait visiter quoi, celui-ci, sa penderie, ses sous-vêtements) d’un animateur de télévision à la voix synthétique mais inépuisable lorsqu’il s’agit de cachets à la chaîne mais quoi, des gens viennent contempler ses richesses? et d’en haut du silo, si tu ne vois pas Chartres et la si belle percée, selon l’envahissement des immeubles, des flèches de la cathédrale comme miniature trouant les champs, la bourgade suivante sur la route, la petite affiche sous un plastique punaisé, accroché à la porte de la petite église lourdaude, indiquant un 06 pour que la personne en charge de l’accueil, de sa maison années 70 de l’autre côté du rond-point, vienne t’ouvrir et t’explique si besoin, cette danse des morts dans sa pénombre qui soudain te renvoie dans une autre obscurité, celle du temps même : Proust qui a écrit Combray dans les lacunes de sa mémoire et sans y revenir ne la mentionne pas, la danse des morts et toi tu resterais là des heures, trop sombre même pour photographier, ce que l’isolement et le quasi abandon, la petite église lourdaude sur son rond-point de la route de Chartres, ne dit à personne qu’elle abrite, ce qui danse à pleins murs sur toute sa paroi, et apprendre que le peintre qui a travaillé là (des mois, des années, en une fois ou plusieurs, avec des aides ? on ne sait pas, on ne saura jamais) était un de ces peintres ambulants comme on en trouve aussi chez Hoffmann, que des danses des morts dans la même «région naturelle» que reconstitue l’atlas on en compte au moins quatre, même si celle-ci à Meslay-le-Grenet est la plus grande la plus belle, ce peintre marchant de village à village dans cette toute fin du XVe siècle, il est comme ces deux photographes arrêtant leur voiture pour prendre en vue frontale chacun des silos de la Beauce, toi tu vois maintenant de tout en haut, monté sur la terrasse de béton, tu vois le pays entier, ses bourgades, la Recherche du temps perdu comme voir dans le livre laissé là, en bas, tout petit ouvert, la voix mielleuse de l’animateur télévisé et l’immensité de l’océan céréalier, la terre entière devenue machine à billets, pesticides, machines achetées avant même que la précédente soit usée si les subventions européennes sont là, et des silos encore plus géants remplaçant les anciens: sur cette photo tu avais bien vu qu’il était en ruine, le silo, troué et dévasté, le silo, à l’abandon pour des siècles parce qu’indestructible masse de béton, le silo et puis non : la photo était datée de 2017 et portait la mention: «démoli en 2018», et tu avais repensé fort au peintre anonyme recommençant de village en village ses danses morts à pleine paroi des vieilles églises, et l’ombre de Proust comme dépecée ici où il en restait si peu désormais. Tu regardais cette photo, la mention «démoli» (est-ce la même réalité que représente une photographie, selon que perdure ce qu’elle représente ou pas ?), et tu as eu cette certitude soudain, qu’à Illiers qui ne pouvait plus être Combray jamais plus tu ne reviendrais.
« ce que tu touchais de tes mains dans la maison de tes propres grands-parents, une sorte de transfert homothétique – et cette maison aussi maintenant fermée, moderniser les prises et y mettre un ascenseur, la petite ombre qui se construit en toi à penser que tu n’y reviendras pas… » « écrire nous condamnant à perpétuité à parler de ce qu’on perd… » La petite ombre et la grande lumière que fait ce texte . Merci François.
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comme dirait beaucoup de « tous les Zautres »: « lis-le, et après démonte-le!!! ».
Certes, certes.
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Certes.
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Par contre St Simon, hop direct sur liste. Ah ben, il y est déjà en double exemplaire…
il y a quand même les graffeurs qui viennent dans ces endroits-là -d’accord c’est détruit – il y a certainement aussi des graffeuses – et ils sont là (elles aussi) ils et elles (se) signent dessinent colorient et puis après plus rien (il nous reste quand même quelque chose du Marcel – ce qui renvoie immédiatement à ces traces du soleil qu’on voit ou qu’on voyait sur les corps des ouvriers, un après-midi d’août, allongés qu’ils étaient sur les galets du Crotoy…) (en tout cas, par ce silo-là, tu y es retourné…)
oui, je sais, je parle depuis le deuil impossible – le dernier passage à Illiers a été rude… (et comme j’ai l’injonction d’une version plus respectueuse de la consigne dans le livre, j’affinerai)
oh ! (et l(avais pas vi)