Après L’Atelier noir, je viens de recevoir C’est vous l’écrivain et Porter sa voix. Je les ai regroupés avec L’Acquisition du langage. Mais ça commence à faire beaucoup d’un coup sur l’expression dans tous ses états. Même son degré zéro n’y coupe pas : Foutez-vous la paix ! reste à portée de main.
Je voulais terminer ce texte avec une photo en attente, prise au Domaine des Fossés. Mais ce n’est pas ce qu’attend f. Maintenant, on ne joue plus ce photographe à l’appareil vide de pellicule qui, une fois la photo prise pour rien, ici ou là, n’a plus que les mots pour la développer, à la maison, sur le souvenir qu’il en conserve, entre le sourire de l’image à faire et la larme de l’image perdue. — Au fond, on aura été chaque fois un des personnages de Sophie Calle, dans Fantômes, où dans un musée, en l’absence d’un tableau, elle a collecté les descriptions et les dessins qu’en ont faits les employés. — Maintenant, on entre dans le musée de l’Atlas des Régions Naturelles, on se laisse aveugler par la masse des images, emmener par les mots-clés, perdre dans le labyrinthe de leurs recoupements, et « on cherche surtout à entrer dans cette notion de “stimuli”, ce moment qui pousse à écrire, en feuilletant, explorant, méditant sur l’Atlas… une histoire retrouvée, une scène inventée, une action in situ, une fiction concernant l’enquête elle-même et qui y procède ». — En somme, c’est l’histoire du peintre qui entre dans son tableau.
J’ai l’image de fin, mais comment remonter à sa source ? Qu’est-ce qui m’empêche de finir avec ma photo du Domaine des Fossés ? Après tout, je pourrais très bien la faire passer pour une des images de l’Atlas. Ou plutôt, puisque ma photo montre un intérieur, l’associer à une image de l’Atlas qui me reste soit à trouver, soit à inventer.
J’étais en formation à Langon au début de ce texte, mais je ne retrouve pas la ville dans l’Atlas. Dans la région des Graves, il s’agit surtout de Bordeaux et des villes périphériques. Je retrouve pourtant La Réole, pas très loin, et Saint Macaire en face de Langon. Mais c’est de l’autre côté de la Garonne, dans l’Entre-deux-mers. Et pourtant, cette vieille pile de pont qui ne soutient rien, au milieu du fleuve, face à l’église, aurait bien mérité d’intégrer l’Atlas.
De la Haute-Saintonge, je reconnais l’entrée de la piscine de Mirambeau où j’ai commencé à apprendre à nager, il y a une quarantaine d’années.
Elle n’a pas beaucoup changé, cette façade blanche. L’assemblage de vitres rectangulaires et carrées en guise de baie, une porte bleue d’un côté et de l’autre, quatre marches pour y accéder, le petit escalier à droite qui donne sur le terrain de foot et les tribunes, et surtout l’escalier en béton devant l’entrée, ses deux piliers blancs avancés sur le parking, la rambarde métallique et sa dizaine de tubes bleus horizontaux montant jusqu’à la grille des tribunes de la piscine, derrière laquelle la rambarde aux lignes bleues se prolonge. Je me demande si derrière les volets roulants gris, l’été, on peut encore acheter des bonbons.
De tous les mots-clés proposés, me retient vestige. Pas ceux de la piscine : bleu, béton, tribunes, été, 2019. (C’était plutôt couvert et gris pour la saison.)
Ce qui a changé, à la piscine, c’est le mur en béton et un portail métallique, cerclé de bleu, qui ne permettent plus de voir les nageurs. On aperçoit juste les sauteurs sur la plateforme du plongeoir de trois mètres. Avant, c’était un grillage.
Oh ! dans l’Atlas, existe une photo où l’on aperçoit un bidet. Je l’ai découverte avec le texte d’une amie qui l’a choisie pour imaginer une balade dans les bois à la recherche de cèpes (c’est de saison, et je sens déjà l’omelette à préparer, avec de l’ail). Sur fond de végétation aux couleurs de l’automne naissant, peut-être en bordure de route, le fossé juste derrière, invisible, ou au bout d’un parking dans une zone de gravier meuble et d’herbes folles, se trouvent des objets posés là, en attendant le camion poubelle, une table de jardin blanche à pieds noirs, un vélo d’enfant blanc, sept chaises blanches en métal empilées, à gauche un objet mal identifiable, sale et rouillé, peut-être une hotte de cuisine renversée, et à droite, un pot de fleurs en béton vide et le bidet blanc, rempli de carreaux gris. Et surtout, au milieu, le bras droit en moins, un grand clown Mc Donald assis, tout sourire, qui semble pouvoir attraper le bidet. Pour en faire quoi ?
Comme L’Atelier noir est un journal d’écriture, j’ai commencé par lire la fin pour savoir ce qu’il en est aujourd’hui (relativement, le journal s’arrête à l’année 2015, réduite à deux journées) de l’écriture d’Annie Ernaux — et serait-il possible que par ce saut je cherche à me rapprocher de quelque chose qui se rapporte à ma façon d’écrire ? Il se trouve qu’elle ne parvient pas à écrire, sauf ces lignes, pour faire le point, rebondir peut-être : « Reposer la question du je. Me forcer à continuer ? Je prends des médocs, pas bon pour le cerveau. Procéder différemment, écrire des passages sans chercher de lien entre eux, ni de chronologie ? »
Avec l’école, on allait à la piscine en minibus. Un J7, parce qu’on n’était pas nombreux à Semoussac, conduit par Mme Govain. Et c’est l’instituteur lui-même, M. Raitouin, qui nous apprenait à nager.
On descend du bus, on s’assoie sur les marches, on attend. Et puis on entre, les vestiaires quelque part sur la droite, ou au fond. Quand on est prêts, on sort tous ensemble. Passage obligatoire par le pédiluve. L’entrée dans l’eau c’est trop froid. Les longueurs avec les ceintures blanches, les pains bleus. Il y en a qui sont effrités. Sauter sur la planche en rebondissant, c’est mieux avec la perche. Mais le plus difficile, c’est sauter du plongeoir. D’ailleurs on ne saute pas, on est assis et c’est la perche qui nous fait tomber. C’est à ce moment-là qu’il faut aller aux toilettes, repasser par le pédiluve, retourner dans le couloir, les petits carreaux ça glisse, et c’est là quelque part, à gauche, au fond. On ne court pas ! On ne s’arrête plus de trembler. Et la poignée de la chasse d’eau, il faut appuyer fort. Ça fait un bruit de torrent et ça bouillonne. Et combien de carrés de papier rose encore utilisés ? La moitié du rouleau ?
(Décidément, à la gare ce matin, rien à faire… je ne parviendrai pas à faire ma photo. Il y a toujours quelqu’un. Il y a toujours un train à attendre. Toujours une destination où aller. Et toujours le temps, les horaires, qui s’étagent, qui défilent, sur l’écran.)
Vestige — De toutes les photos de l’Atlas qui défilent, j’en retiens quatre. — Un bâtiment d’usine en démolition, sur un tas de gravats rouge rosé, qu’on aperçoit comme un organe en coupe transversale, comme un système digestif, avec sa tuyauterie, ses gros tubes entremêlés, ses cuves plus ou moins cachées encore brillantes, sa cheminée de bateau, son toit de maison et ce qui y pend comme les pluies de guirlandes lumineuses à Noël. On ne saura jamais ce que digérait l’usine, quels fluides coulaient dans ses entrailles, mais c’est elle le déchet sur la photo, aujourd’hui disparu. — Un J9 abandonné, au détour d’un virage. (On est en montagne, il y a un peu de neige.) Dans la grande cour des volailles, réaménagée au fil des ans en circuit de motocross par mon oncle, il y avait dans un coin un vieux tube Citroën HY rouge bordeaux. Du grillage tout autour délimitait le pâr à poules qui couchaient, pondaient et chiaient dedans. On montait dans la cabine devant, et on partait à toute berzingue, on essayait de rattraper le tonton qui déboulait en moto par-derrière, après un saut, du virage relevé et filait dans la ligne droite. Ça pétaradait et ça puait à fond. — Une cheminée de centrale nucléaire isolée, un peu raide, anguleuse, trop petite au vu du bâtiment de béton à son pied et des caravanes autour. Comme un chantier abandonné idéal pour du camping sauvage de masse. À Belleville, les entonnoirs de béton renversés des deux cheminées, très hauts, affichaient de belles courbes et les caravanes immeubles des ouvriers faisaient le bonheur des campings dans les villages alentour de part et d’autre de la Loire (à Léré, Sury, Beaulieu, Neuvy, Bonny, La Celle, Annay, d’autres peut-être).
Il me semble aussi que tout était blanc dans les toilettes de la piscine, très réduites, et que c’était très lumineux.
Et si je m’étais concentré sur les bavoirs encadrés, à Langon, sur la dentelle et le reflet du flash sur la vitre : comment tout ça aurait-il tourné ? ; est-ce que j’aurais parlé couture ? de la Singer de mamie Lulu ? du rouet de la mère Fissou ? ; ou j’aurais plutôt parlé bébé au lieu de popo, même si avec bébé il est forcément question de ça à un moment donné, et alors il n’y a plus de bébé ?
(La mère Fissou, atteinte de la maladie d’Alzheimer, incapable d’aller aux toilettes ni de s’installer sur la chaise de toilette avec pot de chambre, a fini sa vie avec des couches. Et pour le langage : ses mots aussi fuyaient et il n’y avait rien à faire : elle faisait en quelque sorte partie de ceux qu’on voit, comme me l’a dit une amie, « se faire dessus avec leur parole ».)
Jean-Philippe Toussaint, dans C’est vous l’écrivain : « En réalité, je n’ai jamais aimé lire. » Et un peu plus loin : « Je n’avais aucun goût particulier pour la lecture, je ne lisais pratiquement rien » (la même phrase dans L’Urgence et la patience, auquel il renvoie ; j’avais oublié). Et puis : « Je n’ai pas écrit parce que j’aimais lire, j’ai lu parce que je voulais écrire. » Confondant. (Et merci.)
Il y avait ce petit garçon, aussi, qui craignait de demander et ne parvenait pas à se retenir assez longtemps. Si bien qu’au retour, dans le bus, ça sentait.
La quatrième image des vestiges de l’Atlas est beaucoup plus abstraite. Mais c’est peut-être celle qui me retient le plus. D’abord parce qu’il s’agit de l’estuaire de la Gironde, non loin duquel tu as grandi.
Les premières fois, c’était au petit port de Vitrezay dans les marais, à l’embouchure du Ferrat qui prend sa source à Mirambeau. On y allait pour se promener, pique-niquer, visiter un carrelet, si tu osais monter sur la passerelle. On s’avançait aussi loin que possible sur la petite digue, jusqu’au petit phare. Tu revenais vite. Et tel soir d’été, la fête foraine, les manèges, les autotamponneuses, le circuit de petites motos, les tirettes à un ou deux francs pour trois fois rien, pour des pétards, et le feu d’artifice, ses reflets dans les eaux invisibles de l’estuaire, et les lumières scintillantes sur l’autre rive, loin.
Et puis, cette image, elle me renvoie aussi aux Seascapes de Sugimoto, où à l’instant d’avant, quand les eaux sont en train de monter. Et c’est justement ça qui retient dans son abstraction, comme un départ de fiction.
Une espèce de cabine en béton submergée, renversée, en train de couler peut-être, dans ces eaux limoneuses sur lesquelles semble se trouver le photographe (dans une embarcation de fortune, évidemment), et ce ciel qui se fondrait presque dedans si l’on ne devinait au loin, très loin, quelques bâtiments blancs, des taches dans l’image qui disparaitront bien vite de toute façon, comme la cabine, laissant place à un horizon un peu plus rosé, bientôt pourpre, de la nuit annoncée, et les eaux toujours plus sombres et plus hautes, inondant tout, noyant tout, comme si avait été tirée la grande chasse du monde, enfin emporté vers on ne sait quelle fosse sans fond, creusée par un petit homme qui a sauté dans le trou, entraîné par un tourbillon invariable, un vortex immense, quelque chose du Maelstrom de Poe, toujours plus profond et puissant à mesure que les eaux montent, montent, enlevant tout, charriant tout dans les profondeurs terrestres, mais comme pour mieux renvoyer aux limites du champ de l’énergie noire, quelque part au bord infinitésimal de l’univers.
Le Domaine des Fossés — Il ne s’agit pas simplement d’une image de plus réalisée avec le photophone dans ce lieu. Selon le dispositif photographique énoncé, il s’agirait d’abord, surtout, de ce qui se trouve derrière chaque photo, du lieu saint pour reprendre Alain Cavalier d’où elle est prise, de ce qu’on vient y faire, de ce qu’on ne saurait voir sinon en n’y prêtant aucune attention, le temps de le chasser de la cuvette : il s’agirait de tout cela, parfaitement insignifiant, mais qui pourtant, et par là même (de l’aveuglement, de la disparition), participe de la poussée désirante de l’image à faire. Quelque chose comme ça. Et toutes les photos en procèderaient ? même celles prises avant l’énoncé du principe, parce qu’elles l’ont insensiblement préparé ?
C’est dommage, je n’ai pas lu L’Appareil-photo, où « le narrateur ne cesse de se réfugier dans différentes cabines pour laisser libre cours à ses pensées, cabines de toilettes dans une station-service, cabine d’un photomaton, cabine téléphonique isolée dans la campagne déserte ».
Les mots-clés de l’image : 2022, hiver ; 9-29/01/22, sélection ; cours d’eau, vestige (évidemment), béton (finalement…) ; Médoc, mais je suis sûr qu’on trouvera la même chose sur la rive d’en face, en Haute-Saintonge.
(Un désir d’image, cela dit, dans ce dispositif, venant de quelle émotion ?)
Je regarde, je me souviens, j’imagine, j’écoute. Et je me demande si Nathalie Cabrol (encore) n’a pas raison : « Chaque jour, davantage de démonstrations empiriques suggèrent que la séparation entre nous et ce qui nous entoure n’existe probablement (et littéralement) que dans nos têtes, et ce que nous appelons réalité n’est réel que dans le cadre de référence de notre cerveau. Il est aussi possible que nous la modifions simplement en l’observant. Nous sommes à la fois l’observateur et l’expérience, immergés en nous-mêmes et immergés les uns dans les autres, explorateurs de paysages fluides et temporaires, qu’ils soient physiques, intellectuels ou spirituels, et nous les transformons autant qu’ils nous transforment. »
Le Domaine des Fossés — Ce pourrait être un joli titre, au moins de chapitre, le nom du pays inconnu, inespéré, auquel un équipage réduit à une poignée de personnages arrive enfin, dans une série du genre Fantasy.
Le Domaine des Fossés — C’est là qu’il faudra se rendre, c’est prévu, et il faudra parler. De quoi, c’est une autre histoire. Mais c’est l’objet.
Pauillac ! Pauillac ! you hear me… ? (Grésillements, parasites.) Pauillac ! where are you… ? Pauillac… ! (Parasites, voix nasillardes inaudibles, modulations de fréquence.) — Ferrat Fer… ‘re Pauill… ‘e hear yo… ‘ry bad. I’m switching to anoth… — Pauillac… ? Pauillac where are you located ? what’s going on… ? (Grésillements, modulations.) Pauillac… ? — … ‘on’t know where I… but I… in front of th… (Bruits de télégraphe, chuintement.) — Pauillac… ?! — Ferrat here everything goes wr… the ship falls a… (Larsen, parasites, notes lointaines d’un piano désaccordé.) — Pauillac… ? — Fer… la merde ! — Pauillac ! you hear me ? what mess, what mess Pauillac… ? (Chuintement. Silence. Chuintement.) Pauillac, what merde… ?! (Modulations, percussions, chuintement. Silence.) Pauillac ! Pauillac ! (En même temps :) Call the moon station for fractal coordinates. — Jack ?! Hey Jack, what the hell ! you’re online… ?! (Chuintement, modulations, voix en langue étrangère, féminine, étouffée.)… ‘os premiers contacts, la voiture sentait la pomme et le café. Ses moments d’édification alternaient avec de grandes plages de silence, sans jamais s’assoupir, en veille, sinon en alerte. Tout à coup, une maison close sur le bord de l…(Chuintement.)
A propos de Will
Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).
4 commentaires à propos de “#photofictions #09 | Le Domaine des Fossés”
Patrimoine paysager de France façon Major Tom noyé dans l’espace, tordant non ? « Les territoires ne répondent plus! »
J’ai dû me remettre à niveau pour la référence à Bowie. Mais oui, après une lente dérive, les territoires ne répondent plus. Fin du texte, fin de l’atelier. — Et quoi maintenant ? — Merci.
Souvent je sais que je lis pour écrire. À part la poésie. Et encore, je pense que je rêve d’une très très lente imprégnation (la Dose à 8 ans en novembre). Sinon, ton journal d’écriture, mon préféré.
Je n’ai pas la référence à ta Dose… à quoi tu tournes ? vin, poésie ou vertu ? — Des journaux d’écriture, il doit bien en exister d’autres plus conséquents.
Patrimoine paysager de France façon Major Tom noyé dans l’espace, tordant non ? « Les territoires ne répondent plus! »
J’ai dû me remettre à niveau pour la référence à Bowie. Mais oui, après une lente dérive, les territoires ne répondent plus. Fin du texte, fin de l’atelier. — Et quoi maintenant ? — Merci.
Souvent je sais que je lis pour écrire. À part la poésie. Et encore, je pense que je rêve d’une très très lente imprégnation (la Dose à 8 ans en novembre). Sinon, ton journal d’écriture, mon préféré.
Je n’ai pas la référence à ta Dose… à quoi tu tournes ? vin, poésie ou vertu ? — Des journaux d’écriture, il doit bien en exister d’autres plus conséquents.