Hors de l’immensité des champs qui s’étalent de l’autre côté de la route, hirsutes après la moisson. Structure métallique rouillée, remplage de briques, inscriptions affadies. A peine distingue-t-il le mot SILO en lettres majuscules au pochoir. Bâtiment industriel de cubes empilés. Au faîte: un campanile raccourci. Vieux silo à démolir, lieu du fait-divers. Le photographe devine ce qu’on voit de là-haut, des étroites fenêtres du silo, fentes allongées presque de casemates, lui qui au bord de la nationale ajuste le trépied, visse l’appareil sous l’œil curieux des automobilistes freinant au niveau du feu. Il devine la voie ferrée longeant derrière, le raffut des trains de fret, interminables comme ceux d’aujourd’hui dont deux déjà ont fracassé le silence. Des champs, des champs, des champs qui se vidaient, venu l’été, dans le ventre du vieux silo. Des clochers, des villages serrés autour comme troupeaux apeurés. Il cadre non pas de face mais légèrement d’angle pour le volume. Les deux amis du fait-divers, il a lu leur histoire. Ouvriers agricoles, agents de silo. La ferme paternelle donnée au frère marié du premier ouvrier, qui a dit qu’il préférait, pour le salaire, travailler au silo. Le photographe a lu ça dans la presse régionale de l’époque. Hors-champ, les lourds wagons freinent sur les rails. Mais l’ouvrier, au silo, avait un ami. Grincements. Tonnes de grains versés dans le ventre du silo. Deux amis plus frères que des frères, travaillaient au silo, là où l’un a vu l’autre tomber et disparaître, aspiré dans les grains. Pour sa prise de vue, le photographe attend une accalmie du flot des bagnoles glissant l’une après l’autre dans le champ. A vu son ami déraper, tomber, s’étouffer dans les grains. En contre-champ, la Loire coule ses eaux torturées sous le pont médiéval. A vu mourir l’ami plus frère qu’un frère. Pris de folie s’est enfui du silo, s’est précipité vers le fleuve hurlant un long cri ou bien c’était le freinage des wagons-trémies sur les rails, ce cri aigu à en perdre l’ouïe. Le matériel replié, rangé dans le coffre de la voiture, le photographe démarre sans un regard pour le fleuve à main gauche. Bifurque. La maison du suicidé est à quelques kilomètres au milieu des champs, invisible de la nationale.