L’hôtel vivait des soldes des conscrits de la caserne d’en face. Elle a été mise en vente par l’Armée en 2012 et personne ne s’est jusqu’à présent porté acquéreur. Le bar a une longue salle carrelée de blanc et des distributeurs de cacahuètes au comptoir. Ses murs sont couverts de fanions, de coupes en métal, de photos de soldats retour de manœuvres. Certains soirs, juste après la fermeture, le patron passe et repasse devant les photos accrochées. Des visages oubliés se rappellent à lui : ce Breton au tarin pas possible qui dansait sur les tables ; ce Basque court sur pattes qui, chaque janvier pendant quinze ou vingt ans, envoya une carte de vœux sans jamais dire combien d’enfants, combien de joies et de peines lui donnait la vie civile. Et celui-là…et celui-là…combien de générations, combien de quilles trop arrosées ? Tout au bout du bar se trouvent les toilettes. Sur la porte de gauche une silhouette d’homme en haut de forme. Quatre urinoirs en forme d’œuf évidé et deux cabines. Ça sent le détergent pamplemousse. Dans les toilettes turques, à hauteur d’homme accroupi, on lit encore, gravé ou tracé au marqueur, 31.12.79 JOËL CHIE. PINK FLOYD. T’ATEND TOUT LES JOURS MIDI (100F POUR TOUT). MITTERAND PD. À l’arrière du bar, dans la cour où se garent les livreurs, se trouve la salle de réception. Les tables dressées avec nappes blanches et serviettes en accordéon attendent les communiants qui ne se présentent plus. Derrière ses voilages plissés on devine l’estrade pour les discours, les spots sur trépied, la table ronde pour les pièces montées. Les choses désespèrent et s’empoussièrent, leur patron avec, espérant une vente qui ne se fait pas, dans la crainte du jour de trop, celui où on le trouvera mort devant ce juke-box en mode automatique qui toutes les heures se réveille pour chanter Désir, trahir, maudire, rougir, désir, souffrir, mourir, pourquoi ? avant de se rendormir faute de braillards.
Mots-clés : 2020 / Printemps / Hôtellerie / Dépôt de bilan / Montagne bourbonnaise
Très jolie tonalité dans ce texte, quand les mots prennent une couleur grise et « s’empoussièrent ».
(Ah Steph de Monak!) (Un vague sentiment de cette « sale histoire » d’eustache)(quelle ambiance…)
J’adore cette précision extrême, cette image si nette qui se dévoile. C’est même troublant. Je me suis surpris à regarder de nouveau la photo pour voir si les volets ne sont pas ouverts…
La diagonale du vide… ça sonne tellement juste.
Vraiment emportée à la lecture de la vie si communément banale et pourtant empreinte de tous ses fantômes à la personnalité si riche de tous détails qu’on les voit presque évoluer sous nos yeux! Bravo donc ( j’ai senti l’odeur du pamplemousse 😊)
oui, c’est surement ça, un hôtel dévolu aux distractions des conscrits, ça ne peut pas être autre chose, il est si touchant ce texte et la lancinante rengaine finale, ah Lala ça fout un peu le cafard…
Les choses désespèrent et s’empoussierent, et elles continuent de se raconter, de voyager jusqu’à nous. Merci Xavier pour cette belle évocation de douce mélancolie de ce temps passé.
plaisir de retrouver ici ce texte que j’ai savouré ce matin sur le blog
‘la douce mélancolie du temps passé » comme dit Marie
Je suis fascinée par ces détails qui s’arrêtent juste à temps. Par exemple qu’une des photos est épinglée un peu de travers et qu’à chaque fois qu’il passe devant, le patron se dit qu’il va la redresser, mais il remet toujours à demain, tu ne le dis pas, mais je l’ai compris… bref, un texte fertile pour l’imagination.