Les mots ont un pouvoir, les mots blessent, consolent, amusent et ils vous agressent aussi. Je tiens un salon de tatouage rue Gaboriau depuis vingt ans. J’ai connu la mode des tatouages tribaux, puis le retour des tatouages old-school, et ces dernières années j’ai tatoué des femmes, des bas de dos, des jambes, des petits dessins de fleurs ou des têtes de dragons sur des corps entiers. J’ai pu m’exprimer, j’ai toujours respecté l’envie des clients, je me suis toujours relu quand il s’agissait d’écrire des mots, moi l’écrivain amateur qui tatoue. Serge est boucher au marché du centre-ville. C’est la photo de son visage imprimé en format carré d’un mètre que me présente le responsable de la coursive. Il a donné son accord comme tous les autres. Ils seront exposés pendant deux mois, ces vingt parties de corps en gros plan, ces vingt phrases, illisibles pour les autres en temps normal, sauf quand elles sont lues dans un miroir ou sur une photo inversée. Serge est venu en fin de journée, au printemps dernier. Il m’a dit : je suis fier de mon métier, je veux me lever tous les matins et lire pourquoi je suis debout à quatre heures. Je le fais pour ma famille, mais aussi pour moi, j’aime mon métier qu’il m’a répété. Qu’est-ce que vous me proposez ? Voilà ce qu’il m’a dit. J’ai failli lui dire d’aller voir un psy, je n’allais pas lui graver sur le front : Serge boucher et fier de l’être. Je n’ai rien dit, je lui ai dit que je le rappellerai. Je ne pensais pas le rappeler, c’est le lendemain en voulant me couper avec un ciseau un cil trop long, que l’idée m’est venue. Il fallait que j’inverse mes gestes avec le miroir, c’était difficile. Alors je suis revenu à mon bureau, j’ai pris une feuille blanche et j’ai écrit à l’envers les lettres et les mots : Natan le tatoueur.
J’ai donc rappelé Serge et je lui ai proposé mon idée, il a choisi la phrase qu’il voulait lire dans son miroir et une semaine après elle était sur son front. Il a choisi le nom de son magasin. Boucherie Serge Leboeuf. Il a exigé que je signe mon œuvre. Il a fallu que je m’entraîne quelques jours pour attraper le geste qui convient et j’ai donc signé « Natan » à l’envers. C’est comme cela, que tout a commencé, trois jours après j’ai vu la fleuriste, elle a voulu que ce soit tatoué dans le bas de son dos, au paradis de Gisèle, puis il y a eu Frank le garagiste sur le torse, Garage automobile Frank Lainé, et après Michelle la poissonnière, elle s’était sur son avant-bras droit, La reine de la mer. J’ai eu tous les commençants du marché dans mon salon, je n’ai fait que deux visages, Serge et son copain Victor, le fromager. Je reprends toujours les mots de leur enseigne et avec le même style de caractères, rien de plus. Après j’ai vu venir les commerçants du centre-ville. Un journaliste du sud-ouest qui habite à La Rochelle a souhaité m’interviewer. Il a écrit dans son article, l’artiste rochelais « Natan le Tatoueur », l’inventeur du courant artistique, « Les mots à l’envers », je ne sais pas ce qu’il lui a pris. Maintenant on m’appelle pour participer à des interviews, des salons et je ne tatoue plus que des mots illisibles.
Codicille: une petite histoire pour le soir.
Drôle d’histoire qui flirte avec le fantastique. Belle idée.
Merci
moi aussi j’ai bien aimé, même si je ne suis pas fan des tatouages.
Merci, Je te rassure je ne suis pas tatoueur, mais je suis toujours interdit face à des textes tatoués sur des corps, est-ce que les tatoués veulent être lu? Ou pas?
tu peux joindre le Notulographe au besoin, tu pourras puiser dans son Invent’hair pour les coiffeur.es… (je l’ai lue le matin : ça marche aussi) (merci)
J’ai appris un mot, merci
j’aime avec un peu d’effroi en m’imaginant un bonhomme marchant dans la rue transformé en réclame pour son magasin (et merci pour le sourire du Natan à l’envers)
Bonjour Laurent
Quelle drôle d’histoire vraiment drôle ! Merci beaucoup !
Matière à fable. Et pour le coup, on goûte bien la fiction.
Merci