Comme si on grimpait dans un train qui remonterait le temps et dont chacune des stations serait une photo ou une collection. Comme si on s’arrêtait au hasard et qu’un curseur imaginaire désignait une d’entre elles. Quel abîme s’ouvrirait dans ce voyage en arrière ?
Devant l’entrée du métro Boulogne Billancourt tu as photographié en position inclinée, un petit corps de fillette de deux ans virevoltant dans sa robe à smocks toute tachée faisant danser ses bras autant que sa robe, tu as capté sa petite tête ronde rieuse et l’esquisse de son mouvement de petit derviche tourneur maladroit mais téméraire, deux chaussures blanches comme deux petites balles prêtes à bondir semblant dire « à nous deux Paris ». Tu étais le père ému qui pouvait commencer à oublier les cinq années de captivité au sud de Berlin devant ce petit bout de chair tournoyant.
Une fois encore tu as été sollicité pour réaliser le portrait d’une petite fille de six ans, tu avais conscience particulièrement ce jour-là de capter une éternité illusoire, de la figer car ce jour même le monde allait mal, des guerres des famines il faisait gris dehors ce jour-là Anna était définitivement partie. La fillette était calme à l’écoute des demandes sereine. Son corps était animé de petits mouvements si légers qu’ils ont imprimé sur la photo un léger flou. La mère ne voulait ni fond ni effet particulier. Elle trouvait que sa petite fille n’en avait pas besoin. Tu as tout de même choisi un éclairage doux qui paraissait le mieux convenir à la fillette et à sa pose. La mère était à côté de toi, tu l’as avoué plus tard tu aurais bien aimé et même préféré la photographier elle, une jeune femme brune aux grands yeux noirs. Alors tu as pris un beau portrait de l’enfant car tu voulais émouvoir la mère. Tu as choisi le bon angle pour révéler le visage fin les grands yeux. Le gros ruban blanc fixé sur la tête de l’enfant, mode de l’époque avait été soigneusement noué et orienté vers le haut par toi-même de façon à créer un effet de légèreté. La couleur de la photo sans être sépia tend vers un léger brun jauni qui lui confère une étrangeté une irréalité. Tu disais souvent que tu aimes ton métier que tu t’intéresses aux portraits qui révèlent ce que les gens ne savent pas toujours d’eux-mêmes.
Tu n’es plus là et si loin maintenant, c’est toi qui avais pris la photo de cette jeune femme pensive dans les Pyrénées, le regard fixé vers le haut et vers un point que tu as oublié mais qui n’était pas toi le photographe. Derrière elle s’élève un grand mur de pierres irrégulières et par endroits brunies comme si un incendie les avait altérées. Seul le buste raidi est visible dans ce chemisier rouge aux manches courtes. Assise devant une table de restaurant à la nappe à dessins géométriques rouges et blancs, les mains sont sous la table le repas n’est pas arrivé ou est desservi un verre vide devant elle, mélancolie et calme mêlées tracées sur son visage elle voulait tant avoir un enfant. Toi, tu ne le désirais pas encore. Prendre une photo d’elle peut-être pour mieux percevoir ce qu’elle vivait intérieurement. Aujourd’hui en regardant la photo l’instant que tu as capturé, ressentir des vibrations qui se dégagent de toi qui n’est pas visible sur ce papier glacé, des radiations des luminances émanant de toi qui a disparu pour toujours.
C’est toi l’ami de si longue date qui a pris la photo de la mère et de la fille. Tu avais dit — ne bougez pas, je veux vous photographier, ne changez rien à vos deux visages tout proches, penchés l’un vers l’autre spontanément paraissant n’en faire qu’un derrière un hamac blanc attaché à deux oliviers. Seuls visibles la gauche et la droite du hamac, tu avais dit — on dirait deux ailes, on imaginerait sans peine que vous êtes sur le point de quitter le sol. L’herbe était bien verte le soleil bien doux le tilleul embaumait.
oui, tout ce voyage (lu deux fois)
et je garde cette impression d’éther, de mémoire éloignée
je garde au cœur cette phrase du début : « tu avais conscience particulièrement ce jour-là de capter une éternité illusoire »
l’exercice t’a reconduite loin vers l’arrière et on ressent les photos, on les voit… et lui aussi, pourtant invisible sur le papier
un vrai voyage dans le temps au point de ressentir plus finement combien nous sommes habités d’images, de souvenirs, qui surgissent toujours de façon singulière, un peu sorcière. toujours des doubles faces, l’éternité et l’illusion d’éternité.
merci chère F de tes mots
Bonsoir Huguette
Une belle collection de photos sensibles et un photographe attentionné. Les clichés sont restés et d’eux émane une douce nostalgie. Merci beaucoup pour ce beau moment de lecture !
Merci Fil, oui une douce nostalgie qui traverse tant d’images , de sons, de sensations.
je vais t’avouer une chose et je ne suis sûrement pas la seule à le penser, tes échos sont toujours réconfortants et attendus.
qu’il les a faites belles (mais elles l’étaient et touchantes, le restaient et grâce à lui le sont toujours)
toujours touchée Brigitte quand vous passez par un de mes textes
merci de la délicatesse de vos mots
on est subjugué par la tendresse de ces images qui nous viennent d’un au delà du rêve – quelque part sûrement ailleurs loin dans le temps comme s’il n’etait jamais passé – arrêté par la demande du photographe « ne bougez plus » disent-ils dans le quart de seconde qui précède la prise – on y resterait pour toujours…
» ces images qui nous viennent d’un au delà du rêve « , merci Piero de ta lecture qui ouvre un horizon.
que cherche-t-on à capter en regardant de vieilles photos et qu’est-ce qui nous capture ?