#photofictions #07 | Sur le bois flotté

C’est une photo de bord de mer. On est sur la plage. Les couleurs de la photo sont passées puisque la photo a quarante ans. Dessus, un homme barbu portant des lunettes, deux garçons de 6 et 12 ans et une fillette de 10 ans. Au pied de ce petit monde, un chien, un braque allemand tenu en laisse. Tout le monde est assis sur un grand tronc de bois flotté. Une petite famille sans la mère de famille puisque c’est elle qui prend la photo. Se rêvait-elle photographe ? Toujours est-il qu’elle s’est improvisée photographe pour prendre son mari, son chien et ses trois enfants en photo un soir d’été de bord de mer. Elle avait arrêté de travailler depuis deux ans pour épauler son époux dans son entreprise et élever ses trois enfants. « Avec ma patte folle en plus », se plaisait-elle à dire souvent pour expliquer son forfait à remplir son carnet de vie professionnelle. La vie de bureau ne lui plaisait plus. Il fallait s’occuper du chien et des enfants qui commençaient à grandir. Torcher et nourrir tout le monde. Sur cette photo, certainement tous les espoirs d’une femme qui passera sa vie à vivre par procuration. Un mari qui venait d’ouvrir sa boîte. Des enfants qui travaillaient bien à l’école. Un chien promis à faire une belle portée de chiots. Tous les espoirs étaient permis, tous les espoirs étaient portés sur ceux qui trônaient sur la photo. Finira-t-il ingénieur, sera-t-il médecin, deviendra-t-elle institutrice ? Se marieront-ils ? Auront-ils des enfants ? Combien de temps resteront-ils mariés ? Il se trouve que cette femme, là, qui prenait la photo, avait trente-huit ans il y a quarante ans. Et il se trouve qu’elle avait porté tous ses espoirs sur la famille qu’elle s’était construite pour devenir une mère de famille comblée par sa progéniture. S’accomplir par les talents de ses enfants. Se dire que c’est grâce à soi. Se dire que s’il devenait ingénieur, médecin ou si elle devenait institutrice, c’est parce qu’ils auront été bien nourris, bien abreuvés et qu’on leur aurait appris à penser bien droit, bien adroit. Bien éduqués ? Toujours est-il que la femme qui a pris la photo nourrit tous ses espoirs sur cette famille composée d’un chien, de deux fils, une fille et d’un mari qui fait la tête sur la photo et qui n’est pas très à l’aise sur ce tronc d’arbre de bois flotté un soir d’été sur une plage, au bord de la mer. Tout le monde fait la tête sur cette photo. Personne n’est à l’aise. Le bois flotté est joli mais il est terriblement casse-gueule. Il faut être un bon équilibriste pour tenir dessus. Même le chien a l’air d’avoir peur. C’est la mère de famille qui avait choisi de prendre la photo à cet endroit. La photo a quarante ans. Quarante ans plus tard, la femme s’est assise sur ses désirs d’être grand-mère. Deux fils qui ne viennent plus la voir et une fille qui est malade. Plus de chien mais un chat noir qui s’arrache les poils. Ils ont été bien nourris, bien éduqués. Ils ne se sont pas reconnus dans cette famille, un soir d’été au bord de la mer. Ils ne se sont pas vus dans cette famille, avec une mère qui, quarante ans plus tard, a toujours une patte folle et qui prend des photos avec son smartphone. Des photos de fleurs.

A propos de Elise Dellas

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11 commentaires à propos de “#photofictions #07 | Sur le bois flotté”

  1. Poignant ce texte, les aléas de la vie, et cette phrase en leitmotiv comme une vague qui va et vient  » un soir d’été sur une plage en bord de mer ». Merci infiniment. Très touchée.

  2. Ton texte transpire les histoires à raconter. Quarante ans, ça ouvre tant de perspectives. Merci pour cette graine d’imagination.

    • Merci Jean-Luc pour cette invitation à raconter des histoires. J’en prends note et ça m’ouvre des perspectives, pour le coup, alors que j’étais au point mort. Merci encore

  3. Bravo. Quel rythme, ça balance! Quelle densité toute en simplicité et sincérité, merci

  4. J’ai eu du plaisir à lire ce texte, rythmé, simple, sans effusion, qui déroule avec vitesse toute une vie, précis sans être impitoyable, comme on hausserait les épaules.

  5. Parcours de femme qui fait résonner des zones bien connues en nous…
    Ta phrase « Quarante ans plus tard, la femme s’est assise sur ses désirs d’être grand-mère. » est une phrase terrible…
    (j’ai quand même envie de dire qu’on peut choisir sa voie, à tout moment…)
    merci Elvire