Entends-tu la fanfare militaire qui cadence le pas des soldats en défilé ? Sens-tu l’évaporation de la fierté nationale envahir l’atmosphère ? Vois-tu les regards dirigés vers la ligne de front ?
Quatorze juillet, culture de la fierté nationale. Une musique pour amidonner les tripes, une chorégraphie primaire sur un rythme binaire. Une-deux-une-deux. Garde-à-vous, les poils se redressent et se figent. Salut militaire, le majeur d’une main sur la tempe, main ouverte, le majeur de l’autre main sur la couture du pantalon, main collée. Geste cent fois, mille fois répété. Tête droite, buste gonflé, menton haut, regard altier. Tableau bégayant, succession d’images saccadées, un film en deux images/seconde.
Deux enfants, sept et dix ans. Au centre. De l’image mais surtout de l’attention. Les pieds dans le caniveau, debout. Short, sandales, tee-shirts quelconques. En noir et blanc, évidemment. Entre eux deux, le père, une main sur une épaule de ses fils. Sa main droite sur l’épaule gauche du plus petit, sa main gauche sur l’épaule droite de son frère. Il est sur le trottoir, lui. Jour de fierté national, il s’élève. Il est fier. D’être là avec ses fils, d’être regardé, d’être photographié. À leur gauche, un homme bedonnant de trois quarts. Il les regarde, il sourit. Il admire le tableau. À droite, une femme permanentée tourne la tête dans leur direction, sourire elle-aussi. Quatorze juillet, défilé militaire, un père et ses deux fils, fierté nationale.
La photographie est une composition des regards, ai-je appris. Je croyais que les yeux de la foule allaient m’amener dans les rangs bien ordonnés des militaires en marche ou dans les gradins officiels, là où l’aréopage des élus jouent de la dignité en se mordant les lèvres. Mais non, j’ai saisi ces regards qui se concentraient sur ces deux enfants. Regards plein de fierté à l’adresse de ces mômes dont la plus grande joie est de demeurer au côté de leur père. Le défilé ? Pour ce qu’ils ont pu en voir, derrière les jambes raides et les fesses grasses de la foule des citoyens spectateurs. Alors, j’ai pris mon Contax équipé d’un 55mm et j’ai appuyé sur le déclencheur. Plusieurs fois. Les regards furtifs s’évanouissent parfois dans un battement de paupières.
Il y a, dans les défilés du quatorze juillet, de cette ambiance surnaturelle où sont agglomérés tous les symboles cocardiers dans une pâte patriotique. Ça goûte le gigot/flageolet et le Bordeaux vieilli, ça colore de bleu-blanc-rouge les pensées, ça libertise, égalise, fraternise. Zim-boum-boum, une-deux,une-deux, allonzenfants. Avant les pétards qui vrillent les oreilles, le feu d’artifice qui allume le ciel et le bal où l’on révise les standards populaires des cinquante dernières années. Jour de fierté nationale, excessive, indicible, noble, tapageuse.
Mon père n’avait pas trente ans quand il n’est pas revenu. De la guerre. Mort pour la France, pour les trois couleurs. Mort sans avoir pu jouer avec moi, sans avoir pu m’emmener au défilé. Parti avant que je puisse ressentir la fierté de le sentir à mes côtés. Dans le viseur de mon appareil photo, j’aperçois l’esquisse d’une autre vie. J’aperçois des enfants aux centres des regards à qui l’on prête une fierté d’apparat mais qui en exhalent une toute autre, celle de se tenir là avec leur père.
Jour de fierté nationale.
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vérité de tut ce qui est dit, mais surtout belle composition… bravo
Merci. Une voix sur une image pour la rendre autrement plus nette.
Très beau texte, la composition, les voix, la « chute ».
Merci Betty. Jouer d’un détail pour changer l’image, ou plutôt sa représentation.
Merci pour ce texte.
Merci Laurent.
Merci Jean-Luc pour ce texte qui m’a beaucoup émue.
Cette question de savoir ce qui se trouve derrière la photo, ici dans les pensées du photographe, est un vaste champ riche en émotions. Heureux de t’y avoir invitée durant ce court instant de lecture.
les décors nationaux et ce qu’ils cachent de malheur.
On est bien d’accord. Cela en devient même honteusement tentant d’écrire à ce sujet.
on a le goût de ces défilés et des feux d’artifice, mais plus encore ce que tu dis là, c’est la figure du père perdu
merci JLuc
Bascule de la commémoration collective vers la douleur individuelle, transfert d’émotions. Voir une image se transformer dans l’oeil du photographe. Merci Françoise.
Bonjour JLuc
On suit avec beaucoup d’affects le parcours mental du photographe ramené à son intime. Merci pour ce beau moment de lecture critique et sensible à la fois.
Contraste saisissant entre la parade cocardière qui entraîne et la chute, la disparition. beaucoup d’émotion.
le texte emporte