Hé Cécile, c’est l’heure, ta mère te cherche partout, elle t’attend pour aller rendre visite à ta grand-mère. Qu’est ce que tu fabriques au fond du jardin, cantonnée prés de cette barrière en bambou, accrochée à cette petite clôture de fortune brinquebalante que tu dépasses d’une tête? Tu regardes la route? Mais qu’est ce que tu espères voir arriver? C’est fini le tour de France, c’était hier, ils ne passeront plus les cyclistes, ils sont déjà bien loin, tu sais. Oh ne me regarde pas avec cet air furibond, je n’y suis pour rien moi si c’est fini, chaque chose a une fin c’est comme ça. Et vivre c’est accepter, a-cc-e-p-t-er. Allez lâche cette clôture, sois gentille rentre et quitte ce regard noir, tu es si gracieuse dans ta jolie robe à carreaux rouges et blancs, ornée de quelques marguerites, c’est ta mère qui l’a faite? Ah avec l’aide de ta grand mère, t’en as de la chance!
Assise dans le jardin, sur un banc vert, un livre à la main, mon appareil photo autour du cou, je la regarde discrètement et avec beaucoup d’intérêt. Elle ne cesse de faire des allers et retours entre la pelouse et l’escalier en pierre qui descend à la cave. Elle ramasse des poignées d’herbes, des petites fleurs, quelques cailloux et va les déposer sur les premières marches de l’escalier. Je me demande bien ce qu’elle fabrique, j’essaie de comprendre la logique des allées et venues de cette petite fille, elle semble très occupée, toujours en mouvement, elle réfléchit, elle organise, elle prépare, parfois elle bouge les lèvres, elle parle et se répond. Je suis fascinée par sa concentration et ses activités. Doucement j’arme mon appareil photo, mon livre tombe parterre, le bruit la distrait et sans s’arrêter elle regarde dans ma direction, je shoote. Sur la photo on voit une fillette de quatre ans habillée d’un tee-shirt à rayures noires et blanches, elle est de profil en train de marcher, le bras gauche balancé vers l’avant, le bras droit vers l’arrière, la tête tournée face au viseur, son regard est intense mais ailleurs, comme tourné vers l’intérieur, pour sûr elle ne voit rien d’ici. La photo est nette, réussie, l’image capturée mais le mystère reste entier. Tellement présente et absente
Mariage dans « la haute », église Notre-Dame-d’Auteuil, mariage en robe longue, banche avec une immense traine tenue par des demoiselles d’honneurs. Elles sont six, habillées en robes courtes blanches, décorées de dentelles, elles portent des gants blancs et tiennent un bouquet de fleurs blanches dans la main gauche, certaines ont un ou plusieurs nœuds blancs dans les cheveux, pas elle. (dommage cela aurait été joli dans ses cheveux noirs, si noirs). Comme tu as l’air docile, un peu anxieuse, triste (aussi) sur cette photo prise à la sortie de l’église. C’est vrai, tu as de quoi avoir le trac, cela fait un mois que vous répétez ce final: marche solennelle dans la nef sur l’Ave Maria de Schubert, arrêt sur le perron, poses devant les photographes, sourires, descente de l’escalier sous une pluie de grains de riz bénits. Ce serait catastrophique que tu glisses, que tu te raccroches à la traine, que tu la déchires, que tu fasses tomber la mariée qui s’accrocherait au bras de son époux qui tomberait à son tour en entrainant dans sa chute sa belle-mère, son beau-frère et toute la clique. Ce serait épouvantable de lire le lendemain dans le Figaro « Drame à Auteuil » à cause d’une petite idiote, brune, distraite et malhabile: « Véritable demoiselle de déshonneur »! Comme je comprends ton angoisse, ton inquiétude mais d’où vient le voile de tristesse?
Bien aimé cette façon d’interroger la petite de la première (ou bien est-ce la même ?). De l’interpeler fictivement. Cela donne quelque chose de différent au texte. Mais pour les trois on a un décor, une scène, on est soi-même le photographe qui observe et s’interroge. On est si vite dedans. Belle lecture, merci.
Comment écrire le fait de ne pas véritablement habiter
un lieu, un champ social
la situation
où le corps pourtant s’imbrique, tâche de correspondre,
mais où le coeur déborde du cadre
comme si l’être réel figurait quelque part à distance du vécu
exactement comme ces photographies
comme si la nécessité d’échapper du lieu