Laisse moi tranquille!
Sa main s’ouvre en paravent devant elle. Bras tendu. Face à l’objectif.
Le déclic termine de la mettre en colère :
Tu exagères! Je déteste que tu me prenne en photo ainsi. Regarde à quoi je ressembles, en sueur et toute décoiffée. Tu n’as pas mieux à faire que de me photographier en train de faire la vaisselle?
Je voudrais lui dire que moi je la trouve belle. Surtout décoiffée et en sueur
Aller, file d’ici et que je te vois plus!
Je ne demande pas mon reste. Lorsque maman se met en colère mieux vaut ne pas rester dans les parages. Je monte deux par deux l’escalier. Fonce m’installer sur mon lit. Porte fermée. Ne pas déranger.
Je rallume fébrilement l’appareil qui en a profité pour se mettre en veille.
Sa main en gros plan. La paume et puis deux doigts coupés. Dans la paume, une éclaboussure fait une goutte sur l’objectif. Bordé de savon en mousse blanche, un peu comme un napperon de dentelle. Entre les doigts : pas grand chose: le coin flou du meuble de cuisine. Au second plan, un peu flou lui aussi, une mèche de cheveux noir. Et puis un tout petit triangle de visage. Je me concentre, grossit un peu l’image sur l’écran pour mieux voir. Là, juste avant la colère qui noircit l’œil et barre le front. L’éclair de nostalgie : ses rêves d’alors et l’épuisement du quotidien, ce qu’elle voulait être et qu’elle est devenue, les promesses et ce que l’on en fait. Elle ne m’en parlera pas. Cela ne se fait pas. C’est ainsi. Elle le garde juste pour elle, comme un petit morceau un peu amer du bonheur d’hier qui ne reviendra plus jamais et qu’elle suce après le repas, quand elle est seule devant le bac à vaisselle.
Le temps que je sorte mon Réflex, la rame de métro à redémarrée. Je voulais la lumière, je dois me contenter du trou noir. Je voulais la foule, je dois me contenter d’un pied d’un passant qui s’échappe vers la surface. Je voulais le métal puissant, vibrant, brillant de la modernité, je n’ai que la terre brute et minérale.
Ma photo est tout au fond du tunnel obscur. C’est ce tout petit point lumineux que je vois. L’obscurité et les ténèbres me l’ont volée.
C’est un peu comme si on avait pris les étoiles, délicatement entre le pouce et l’index. En se hissant au plus haut sur la pointe des pieds vers l’horizon ce jour de nouvelle lune où le ciel est si noir et la garrigue si odorante. Il faut se montrer soigneux, doux et patient. Les grillons stoppent leur sérénade. Je retiens mon souffle en glissant l’une après l’autre les astres, minuscules vers luisants dans l’ouverture de mon appareil. Alors je peux redevenir un enfant. Je secoue la boite noire, juste pour voir. De l’index actionne le déclencheur. C’est magnifique tous ces traits de lumières. J’ai transformé les étoiles immobiles en étoiles filantes.
Le pigeon s’envole, forme floue en partie coupée dans l’angle de la photo, un peu cotonneuse. Au sol, une plume. Une de ses plumes du dessous. Blanche et duveteuse. Mystère du numérique, la mise au point s’est fait sur la plume qui est le seul point net de la photo. On ne voit pas la barre d’immeuble gris derrière. On ne reconnait pas la poubelle juste à droite. On oublie la bouteille en plastique à moitié écrasée sur le trottoir. Ce n’était pas mon intention première mais la photographie à fait elle même le choix de la douceur.
La photographie fait souvent les bons choix…
Et oui, il faut faire confiance au hasard… merci Perle d’être passée par ici. Au plaisir de vous lire en retour