Vous et moi entrons dans un temple, le Centre d’art contemporain, présentant une exposition de photographies. Sur l’affiche de « Vous et moi » un visage en gros plan, à demi effacé, presque lépreux. Noir et blanc. Cauchemar en perspective. Vous n’avez lu aucune critique, moi non plus. L’artiste exposant, prometteur et soutenu, lauréat de la Villa Médicis. Vous et moi entrons sous le porche du hall, il est 15 heures, nous sommes jeudi. Vous et moi posons notre regard sur les visages de la file d’attente. Pour le moment aucun commentaire. Hommes, femmes. Hommes blancs, cheveux blancs, belle allure, le plus souvent accompagnés. Ils parlent. Femmes blanches tenues soignées, apprêtées, peau liftée. Elles se parlent. Quelques anglophones dans la file. Quelques têtes dépassent les autres. Vous et moi dans l’ascenseur. Autre proximité des corps. Faciès décolorés sous douche de lumière blafarde. Cernes noirs et traits accusés. Pas d’enfant, juste quelques jeunes sortis de pages de magazines branchés. Contrôle des billets, avancée, entrée. Vaste salle comme elle se doit d’être dans ce genre d’endroit.
Série des portraits de face, taille réelle. Visages déformés, atrophiés, dégradés. Visages délités, peau plus ou moins estompée laissant place à la texture du papier photo blanchâtre. Vie partie, en partie, et surtout, surtout, accolé à chaque portrait, un miroir. Des miroirs de format identique aux photos, légèrement déformants pour certains, et pour d’autres élimés, ayant perdu de leur pouvoir réfléchissant. Des flous, des effacements partiels. La fin de la figure. Le début de la fin.
Et vous et moi et ces miroirs. Et les autres. Visages n’existant que par taches et morceaux. Effrayants et fascinants. Et si vous et moi sommes ici, c’est aussi pour regarder les spectateurs, les vivants, les encore vivantes, ces hommes fiers de leurs êtres, ces femmes presque encore un peu belles, ces femmes venues voir une exposition d’art contemporain pour être dans l’actualité de leur époque, actives et dynamiques et à qui l’image soignée d’elle-même, le maquillage discret mais apprêté, appliqué, ont été brutalement gommé. Volées l’expression, l’apparence… Que reste-t-il ?
Ces visiteuses, se voient-elles ainsi le matin dans le miroir grossissant de leur salle de bain, sans apprêt, se revoient-elles soudain ici comme avant de dissimuler les marques du temps, le visage nu, creusé de rides au fond desquelles la lumière ne pénètre plus ? Sur les photos, de fins traits sombres, des zones de moisissure. Boursoufflures et peau en décomposition. Ces vivantes se voient–elles soudain comme elles s’imaginent être un jour, une nuit, sans plus de vie, sous terre, devenue poussière ?
À « Vous et moi » que disent ces presque vieilles femmes ? Que peuvent-elles échanger, dire à haute voix, à l’homme qui les accompagne ? Que chuchotent-elles à leur amie, leur autre elle-même ? Que taisent-elles de peur de ? Que se racontent-elles d’inavouables à elles-mêmes ? Ici et maintenant ne voient-elles pas d’elles-mêmes ce que jamais elles ne pourront voir ? Jouissent-elles au fond de cette terrifiante image d’elle-même comme on exhibe une malformation ? Éprouvent-elles cette fierté incroyable d’être capable d’assumer ce visage d’épouvante, comme à la fête foraine des corps exhibés dilués, disloqués dans les miroirs déformants ? Ces corps monstrueux qui font rire certains.
Vous et moi ne disons rien. Rien. On regarde. Les enfants absents ici. Ici souffrent-elles, ces femmes, de la perte de ce qu’elles cherchent tant à avoir l’air, de ce visage fabriqué, lissé et public ? Même si elles ne connaissent personne dans la salle d’exposition qui puisse profiter de l’effacement, de la destruction partielle de leur image, qu’ont-elles à perdre, à craindre des autres, des inconnus voyant ainsi leur visage ? Et ne finissent-elles pas par ne plus regarder que le miroir, le masque, leur face? Oublier le portrait photographique, virer l’artiste, le passeur, le transformateur, le magistral voleur d’identité. Quelle est la plus terrible des images ? Est-ce plus violent de recevoir le reflet de son visage ainsi ou de donner à voir cette image de soi au public d’une salle d’exposition, où chacun, où tous, où vous et moi regardons, observons les œuvres, les inconnus et le reste ? Où se loge la décence ? La pudeur ? Le quant-à-soi ?
« Vous et moi » magnifique, mémorable délitement. Vous et moi scrutons, décharnons, évidons les visages croisés, bien au-delà des images renvoyées par les miroirs. Nous voyons ce qui ne nous est pas montré, nous voyons la finitude de tous, même de ceux qui s’éloignent des murs, en douce, pour ne plus se voir, ne plus entrevoir un vague reflet dans les miroirs. Mais d’autres corps, d’autres visages arrivent et le jeu recommence, l’expérience se perpétue. Les visages abimés, marqués, défigurés, les yeux parfois gonflés, rougis et les autres défilent dans « Vous et moi » et nous, nous sortons en nous demandant que faire pour se dégager de l’imprégnation de tous ces visages, de l’impact de ce dispositif, comment faire pour s’éloigner de ces photos si proches de la condition des humains, pour se détacher de « Vous et moi ».