[J’y connais rien, rien de rien. Je ferai semblant. Je vais citer. Je vais renvoyer à… Ça, quand on cite, tout de suite… Ça fera terrain. Rocaille même. Cinéma vérité. Rien de rien… ]
Voix off. Écran noir. Bruits d’eau et de vaisselle, craquement du parquet, frottement du tissu, zip d’un sac, claquement de la porte, la clé qui tourne, les pas dans l’escalier, une porte claque à nouveau. Une rue monte jusqu’au carrefour. Image relativement stable. Le smartphone porté à la main accompagne la marche. On entend un bruit de talons. Ronronnement des voitures qui montent. Bruit froid du matin.
[Tu vois, il fait nuit, là c’est le café face à la sortie du métro. Il est 7h du matin, ça vient d’ouvrir, c’est les habitués, c’est l’heure des pauvres, enfin des pas riches. A partir de 10h, c’est plus les mêmes.] La caméra se stabilise. Un homme en bleu de travail. Monsieur, êtes-vous heureux ? L’homme ne répond pas. Son regard est fixe. Monsieur, allez, je fais un reportage sur le bonheur, soyez un peu sympa! Êtes-vous heureux ? L’homme ne répond pas. L’écran glisse vers le visage fermé et concentré du serveur, torchon le long du bras qui débarrasse une table. Pas fini d’emmerder les gens le matin dans mon café ? Monsieur, est-ce que vous servez des gens heureux dans votre café ? – Et, toi, je te sers quoi ? – Un café. – Voilà, ça c’est sensé. Moi je pose des questions auxquelles on peut répondre. Il faut pas poser des questions auxquelles on peut pas répondre. [Lui, il est là depuis des années, il a toujours un peu sa gueule revêche, mais je l’aime bien, il s’inscrit bien dans le paysage.] – Je t’entends! [Tu vois, dans le film d’origine, je crois qu’elle a l’air plus sympathique celle qui pose des questions. Et puis une caméra, ça fait plus sérieux qu’un smartphone]. Vue sur le café. Plan fixe. Les hommes attablés. Cliquètement des cuillers et tasses. Parfois l’objectif suit le mouvement du serveur qui se retourne pour faire la grimace. [On pourrait rester longtemps, très longtemps ici. Ça fera à l’usure et à l’usage, comme une chorégraphie : la répétition des gestes, la lumière, le petit bruit des conversations. Le café, quand il fait froid le matin, c’est un peu comme la piscine. Le corps tout immergé s’allège, presque aérien, bouffi de sucre et de rêveries, je dirais meringué.]
Vue sur la bouche de métro. [Tu vois ça descend pas mal. Et bien voilà, c’est encore en panne.]. Premier escalier. Couloir. Et ensuite un escalier en cinq paliers qui semble descendre à l’infini. Une femme est agrippée à la rampe et avance prudemment, l’air crispé. Madame, êtes-vous heureuse ? La femme regarde l’écran. Hein ? – Je fais un reportage sur le bonheur, êtes-vous heureuse ? – Ne me déconcentrez-pas Mademoiselle, vous voyez bien que je descends et je suis vieille. – Vous ne pensez pas qu’on est plus heureux déconcentré ? La femme descend, marche par marche, pesamment, sans répondre. Vue en contre plongée sur la femme à mi-parcours. Elle arrive et lève les yeux. – Et maintenant, heureuse un peu ? – Ha je suis soulagée oui. Soulagée. – Vous allez loin ? – Non voir mon fils. – Il est heureux ? – vous en avez de drôles de question. Il vit bien. [Je voudrais bien demander, c’est quoi vivre bien ? Mais elle est déjà partie.]
Arrivée au tourniquet. Un escalier et puis le quai. Vue sur le métro qui arrive puis vue sur la porte qui s’ouvre. … si vous pouviez m’aider ne serait-ce que d’une petite pièce, ou alors d’un ticket restaurant, ou même d’un sourire, ce serait très généreux de votre part. La caméra parcourt les visages penchés sur les écrans et suit l’homme qui s’achemine à travers la rame. Zoom sur le visage d’un nourrisson endormi. Monsieur, êtes-vous heureux ? [Il ne répond pas, il a déjà abandonné. Si jeune et un tel renoncement.]
Descente sur un quai. La foule descend. Le quai se vide. Station Bonne nouvelle. Zoom sur un corps étendu sous le panneau bleu et blanc.
[Il fait chaud ici. On n’est pas mal. Alors là, je vais descendre et remonter, et ensuite j’arriverai au travail. Je n’ai plus de batterie. ]
Hors champ. Une voix de femme essoufflée lointaine puis plus proche et un bruit de course. Attendez! Moi je le suis! Moi je le suis! Et pour rien !
Codicille : après avoir écrit cette bafouille, j'ai entendu parler de Frédéric Berthet, Daimler s'en va. Je cherche à l'emprunter. A la place je tombe sur Frédérique Berthet, la Voix manquante... L'auteure retrace l’apparition fugitive et inoubliable de Marceline Loridan dans le film Chronique d’un été, une enquête à moitié sérieuse de Jean Rouch et Edgar Morin. Drôle de hasard... "Et parmi cette séquence, qui est pur mouvement – délié de la marche, délié de la pensée –, la petite équipe met en boîte un plan qui va se détacher peu à peu. Une silhouette du passé en point de convergence des lignes de fuite de l’image. L’ombre de Marceline Loridan placée à l’aplomb d’un pavillon Baltard, au centre de l’arche d’une « gare de cauchemar»" Chroniques d'un été est diffusé au même moment que le procès Eichmann et quelques jours avant le 17 octobre 1961. Le hors champ que j'ai cru inventer à la fin de mon petit pastiche existe, presque identique, dans les rush de Chroniques d'un été. Alors qu'un passant s'adressant à Marceline indique à "la petite" qu'"elle était pas heureuse", Marceline répond "la petite elle est très, très, très heureuse". La réponse est coupée au montage.
Dès le début ça pose le décor, ça le met en mouvement, et voilà l’écriture embarquée. On garde le rythme en intercalant le micro-trottoir, d’un lieu à l’autre. — Dans le genre des « petits bouts de trucs qu’on fout partout », à coups de citations-notations, ça marche bien aussi.
Et oui je cherche une forme et je tourne en rond… mais mais mais… chouette ! Un cercle !
scepticisme, peut-être – consternation, non, quand même pas, même un brin (Nougaro chante « les p’tits bruns et la grands blonds » hein – à peu près la même époque, c’est pour ça – que la chronique d’un été) -mais c’est vrai que ça tourne encore assez bien (Marceline était quand même assez mignonne dans son rôle d’enquêtrice) (une image d’elle(et des autres) ici si tu veux: http://www.maisonstemoin.fr/2021/10/20/lete/) (merci)
Scepticisme et consternation sur ma difficulté à répondre à la consigne, mais pas sur Chroniques d’un été que j’aime beaucoup. Légèreté, gravité, distance. La combinaison qu’il faut… un merveilleux buddy movie…
oui, j’avais bien compris, oui- et ça tourne encore assez bien, ton texte oui… (je ne sais pas bien ce que c’est qu’un « buddy movie » – c’est pas grave, je l’aime encore assez bien, ce film)
et moi admiration… aime ces incises, aime la situation que crée cette question absurde … et puis j’aime tout le film de Rouch et bien sûr Marceline
Merci Brigitte. Ce qui est saisissant c’est cette découverte complètement au hasard par le jeu des homonymies de ce livre de Frédérique Berthet… alors que je finissais ce petit texte, peut-être dans les dix minutes… et alors que je cherchais complètement autre chose sans aucun lien avec l’atelier… Texte qui non seulement reprend l’histoire de Marceline, mais s’attache à écrire autour du film, comme Savelli dans le présent exercice. Drôle de boucle…
Très vivant, sonore, visuel et étonnante coïncidence !
Merci Muriel, oui très étrange. Le bouquin est intéressant d’ailleurs.
vrai beau dispositif on va avec les images et les voix. La chute : « moi moi je le suis… et ce : »pour rien » qui prend la lumière des cheveux feu de Marceline
Merci Nathalie, ça me donne envie de revoir les films de Rouch.