#photofictions #05 | D’un film qui n’existe pas, intitulé « Dans la fenêtre, le reflet d’une autre »

Je ne présenterai ici que deux extraits d’un film beaucoup plus long, tourné par un étudiant en école d’art, admirateur de Rohmer sans doute, avec principalement des gens qui parlent, qui dialoguent, mais pas en noir et blanc. Il y a des couleurs obligatoirement pour aider le spectateur à se faire une idée de qui est interrogé. Mais aussi parce qu’en été à la mer il faut des couleurs, sinon ce ne sera pas représentatif. Ce film s’affiche comme un reportage. On a confié le rôle de celle qui pose les questions non pas à une actrice, mais à elle, dont l’image ne quitte pas le cinéaste, depuis la photo qu’il n’avait pas réalisée. Il l’écrit dans ses notes. J’ai retrouvé le passage :

« Ce sera elle et pas une autre. Je ne veux pas d’actrice. C’est elle que je veux pour son côté bourrin, pour l’audace qu’elle affiche dans son corps dans sa façon de le bouger de le propulser sans égard pour ce qui pourrait le heurter comme s’il était assez costaud pour tout supporter des ecchymoses des foulures des tendinites et parce qu’il faut quelqu’un d’âge mûr pour inspirer confiance pour que la porte s’entrouvre, ou pour accoster des personnes inconnues dans la rue, ensuite elle fera le reste car elle a cette faculté de délier les langues, de provoquer les confidences, avec cette manière de ne pas s’attarder à ce qui vient d’être formulé, et cela incite à se laisser aller, comme si soi-même parlant ce n’était pas dangereux, à peine si soi-même on entendait ce qui vient de franchir nos propres lèvres, on est déjà passé à la suite, pas de bombe à retardement, c’est déjà oublié, oui elle sera parfaite, il faudrait la prendre elle et pas une actrice, même si on début j’avais pensé à Sylvie Testud à cause de sa maladresse qui serait visible à l’écran, ou à Isabelle Carré pour le plaisir de celui qui tiendrait la caméra, le velouté de sa peau claire et l’éclat de ses yeux comme une enfant qui vient de voir la vierge, même si les années avaient un peu affaibli la luminosité qui se dégageait d’elle… »

Dans le premier extrait, on voit celle qui est chargée d’interroger les gens se diriger vers un couple de touristes qui rentrent de la plage, lui torse nu avec sac de plage énorme qui semble fort lourd. Elle les aborde avec cette phrase, ce n’est pas trop lourd ? Pourquoi ce n’est pas Madame qui le porte ? Vous vous relayez peut-être ? Visiblement elle veut leur laisser du temps, les mettre à l’aise, instaurer une complicité avec cette taquinerie avant d’aborder le vrai sujet. Par politesse ou galanterie ? Ou juste parce qu’il est plus fort, parce qu’il était un homme, et qu’on a beau réclamer tout pareil pour les droits, la nature c’est la nature et on n’y changera rien. Il répond prudemment, un peu des deux. Rires. Elle a une photo en main qu’elle leur tend en leur expliquant ce qu’elle souhaiterait. Ils se penchent sur le cliché que la femme a saisi et l’étudient. La femme murmure quelque chose qu’on ne comprend pas. Celle qui tient le micro explique qu’une photographe dont on ignore tout a pris une série de clichés dont celui-ci qui ne montre qu’un nom de résidence, une plaque avec quelques mots pour baptiser la villa dont on ne saura rien à part qu’elle est située sur la commune où ils se trouvent. Ici à J. , elle demande. Vous savez que c’est sur cette plage qu’Éric Rohmer a tourné Pauline à la plage ? Oui, ici dans les environs d’où nous sommes. Ils regardent la photo. On ne voit pas la maison, dit la femme en levant les yeux, juste le nom. Oui, c’est cela, sans la voir, j’aimerais que vous imaginiez ceux qui ont baptisé ainsi leur villa, que vous m’en parliez comme si vous les connaissiez. Grand silence. On les voit hésiter et se regarder. S’offrir mutuellement de parler en premier. Ils semblent un peu gênés. Le mari s’est tu, laissant sa femme avancer sur ce terrain plus glissant que les rochers qui ont séjourné dans la mer et qui reluisent encore. Moi, vous savez, je n’ai pas d’imagination. Vas-y toi.. Il essaie de placer le sac de plage en bandoulière, mais il porte déjà les serviettes de bain autour de son cou. Elles glissent sur l’épaule libre et il gigote pour tout remettre en place. Il tente de se donner une contenance. De montrer qu’il a d’autres préoccupations. Sa femme prend la parole. Elle trouve l’idée intéressante. Elle voit bien quelqu’un qui… et c’est parti avec le mari la contredisant ou allant dans son sens au début, puis la laissant continuer seule. Voilà la petite famille qui naît sous nos yeux, prend force d’existence et voilà qu’il y avait eu une maison achetée par des grands-parents à la retraite, pour accueillir leurs petits-enfants dont les parents avaient de belles situations à Paris, c’est-à-dire travaillant tard, prenant des vacances souvent mais toujours réduites, quand les autres décomptent, eux se contentaient de se demander si ces trois jours-ci il serait possible de quitter la boîte, évaluant les conséquences et souvent renonçant car c’était tellement plus compliqué que de se passer de ces trois jours de liberté, de repos, le travail supplémentaire en rentrant, et donc les petits-enfants à la mer, depuis Paris jusque là, en train c’était facile ou alors les parents faisaient l’aller retour et rester à Paris sans enfants juste en travaillant c’était profiter des bistrots, des copains, des musées et là vraiment ça leur faisait des vacances avec la conscience tranquille, les enfants heureux à la mer avec Papy et Mamy, puis les grands-parents morts et les petits-enfants grands et mariés et les conjoints ne voulaient plus passer toutes leurs vacances au même endroit, chaque année dans la même maison qui n’était plus au goût du jour et pas pratique et froide en avril et toujours cette odeur de moisi, il faudrait tout refaire, mais sans le dire ils attendaient le moment de vendre tout cela, toujours un nouveau truc qui s’était détérioré, la barrière pour sortir du jardin vers la plage, le toit qu’il faudrait refaire et devoir s’accorder avec les autres et toujours un qui voulait la préserver parce qu’il y était attaché, mais celui-là justement avec son petit salaire de professeur des écoles n’avait pas les moyens, mais en aucun cas ne voulait vendre, en profitait le plus lui bien sûr avec le nombre de jours de vacances qu’il avait, mais sa femme qui ne cuisinait que des pâtes et si on faisait un pot commun poussait les hauts cris en s’exclamant « déjà » lorsqu’il était vide, rouspétait lorsqu’on achetait de l’alcool et des homards, mais pour une fois qu’on pouvait manger du poisson frais. Et la chambre qu’il se réservait, la plus belle évidemment, enfin celle avec salle de bains privative, parce que toujours ils arrivaient avant les autres et son air de ne pas y toucher lorsqu’elle, la belle-sœur,  demandait si cela ne les gênait pas, disant qu’ils pouvaient changer si les autres voulaient s’y installer. Elle parlait s’échauffait ne laissait plus parler son mari. Il était stupéfait. Tu penses à quelque chose en particulier ? Tu as quelque chose de précis en tête ? Tu fais référence à ma sœur ? On n’a pas de villa de famille, il répétait. Tu parles de nos vacances au camping ? Du week-end qu’on a passé chez ma mère. Mais elle ne l’entendait pas. L’histoire lui sortait des lèvres toute écrite et il n’y avait plus qu’à la suivre ligne après ligne. Elle avec son micro à la main n’avait pas dit un mot. Obligée d’attendre qu’elle s’arrête. Alors elle avait remercié le couple, sentant bien que ça venait de déraper. Mais le film ne s’arrêtait pas. La caméra avait continué à tourner pendant qu’ils s’éloignaient. On les voyait de dos, mais on les entendait se disputer et leurs éclats de voix étaient encore très audibles.

Le deuxième extrait la montre face à une porte entrouverte. On aperçoit derrière la personne dont le corps est à demi caché un intérieur sombre. Elle est jeune et timide. Elle aussi est interrogée sur le pourquoi de ce nom choisi pour leur maison qu’on ne distingue à aucun moment. Elle hésite, ce n’est pas pour un sondage au moins, je ne réponds pas au sondage, c’est trop long, elle finit par répondre qu’elle ne peut pas répondre, qu’ils n’ont pas choisi le nom, que la maison le portait déjà, qu’elle était inhabitée depuis longtemps lorsqu’ils l’avaient acquise, elle avait employé le mot acquis comme si face à la caméra elle voulait montrer qu’elle n’était pas ignorante en achat immobilier, voulait parler du marché, se montrer crédible, comme s’il s’était agi d’un placement, d’un vulgaire placement, mais c’est plutôt son cœur qui s’était placé comme toujours où il ne fallait pas, elle devenait lyrique, riant en rejetant la tête en arrière, sa main lâchant un instant la porte pour venir cacher sa bouche, alors pour le remettre à sa place elle avait dit « acquérir » au lieu d’acheter, pour donner le change aussi, ils avaient acquis cette maison pour plus tard, lorsqu’ils seraient à la retraite, s’ils en avaient, parce que maintenant avec tout ce qui se passait, on n’était plus sûrs de rien, mais au moins ils auraient cette maison. Dans le regard de celle qui l’interrogeait, elle s’assurait d’une sorte de connivence. Oui, de nos jours… Elle, elle aurait choisi un autre nom, mais la ferraille était prise dans le crépi de la façade, il faudrait faire avec, sinon on risquait de tout arracher. Vous voyez, c’est rouillé en plus. Elle aimait bien Villa Caprice, si elle avait pu décider, mais de toute façon il y en avait déjà une dans la rue, alors… Oui, la toute grosse, toute moderne, mais on ne la voit pas beaucoup à cause du portail et du mur très hauts. Le nom est inscrit sur le portail d’ailleurs.

Le troisième extrait, je vous le résume rapidement, montre le cinéaste lui-même qui explique l’idée de départ de son film. Il montre à la caméra une photo. On y voit dans la vitre photographiée le reflet d’une dame qui regarde celle qui prend la photo. J’ai voulu mener mon film comme une enquête où j’aurais traqué tout ce qu’on pouvait me donner comme renseignement sur celle dont il ne reste que ces photos. Il existe bien une dame qui à un moment a regardé cette photographe en action. Qu’aurait-elle pu m’en dire. En dire à celle que j’allais charger d’enquêter. Puis de fil en aiguille, le projet s’est modifié. On trouvait trop peu de renseignements. Il aurait fallu tout inventer, mettre en scène des acteurs, c’était trop lourd pour le débutant que j’étais à l’époque. Après tout c’était juste mon travail de fin d’études, même si j’avais déjà trente-cinq ans. J’ai préféré laisser tomber ce volet.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

4 commentaires à propos de “#photofictions #05 | D’un film qui n’existe pas, intitulé « Dans la fenêtre, le reflet d’une autre »”

  1. c’est dommage d’avoir laissé tomber – la première histoire fonctionne parfaitement (c’est ça, les gens, si on les laisse, ils y vont franchement… c’est que ça ne prête pas à conséquence : on parle à quelqu’un qu’on ne connaît pas (nous sommes assez sociables malgré tout si tu veux) et qu’on aura oublié dans les dix minutes/heures/jours/mois) – cependant, il y a quand même le dispositif qui est tu : je veux dire le type avec sa camera sans doute, probablement avec un.e assistant.e quand même, à moins qu’il ne filme seul, ce qui me semble difficile – les deux-là (les « interrogés ») doivent le(s) voir s’en rendre compte et de ce fait avoir plus de difficultés à entrer dans le dédale de l’histoire personnelle : plus que dans le deuxième extrait où elle ne voit pas ce qui se passe exactement dans la rue – en tout cas, ça tient, ça tient même bien – (merci)

  2. C’est tellement gentil d’avoir pris le temps de lire et de commenter très précisément tout ce truc si long. Cela me touche énormément. Parfois je m’effraie de tout ce que les propositions de François ouvrent comme dédales, en tout sens, de ramification en ramification. Vertigineux. Merci, Piero.

  3. Quel terrible portrait social d’aujourd’hui, l’effet d’enquête est sidérant, et toutes les realia qui l’ancrent dans cet espace qu’on imagine, La Baule peut-être… c’est rude et glaçant, très drôle aussi, Anne vous êtes aussi douée que Marie NDiaye pour créer le malaise (me fait songer à sa pièce Papa doit manger…)

    • Merci, Françoise, de votre lecture, c’était si long à en être gênée… Merci de ce que vous dites et merci aussi pour le rude et glaçant. Votre accompagnement de loin si précieux donne force. Merci.