- Vous venez souvent ici ?
- Oh oui, le plus souvent possible. Je vais même vous dire mieux, je crois que je n’en pars jamais.
- Expliquez-moi ça !
- Je n’en pars jamais parce qu’à chaque instant, j’y feuillette un ouvrage. Pour y trouver une réponse ou autre chose. Du repos, du confort, de la détente. Autre chose, quoi !
- Mais si vous n’en partez jamais, c’est une prison ?
- C’est tout le contraire, cher monsieur. Tout le contraire.
La caméra plane au-dessus des rayons du grand magasin des souvenirs de lecture. Des romans et des bandes dessinées, uniquement. Et quelques bouts de papier et tickets de métro dépassant comme autant de marque-pages abandonnés. Et la poussière oubliée lors du dernier passage du chiffon. Pas vraiment un meuble, un objet de bricolage simple. Les livres sont posés sur des tasseaux de bois blanc dont la section est de cinquante millimètres sur trente. Sur toute la longueur du mur, trois mètres ou plus. Chaque livre repose à cheval sur deux tasseaux parallèles. Un tasseau vertical (plus de deux mètres) de même section relie les rayons. Les tasseaux sont fixés entre eux par des tiges filetées de cent dix millimètres et de diamètre huit, maintenues de chaque côté par des boulons. Deux équerres métalliques coudées sur tranche de quarante millimètres solidarisent les montants verticaux avec le sol et avec le mur. Un vernis de protection couleur acajou est appliqué.
Le classement des livres change souvent. Suivant la saison, l’humeur, l’inspiration. Parfois, ils sont rangés par couleurs. Une tache de bleu, une tache de rouge, une tache de jaune. Les rayons monochromatiques n’ont que peu d’intérêt mais les variations de couleurs entre les taches offrent de belles toiles. Parfois, les livres sont classés par ordre alphabétique de titres. Ou d’auteurs. Le plus souvent, ils sont classés par régions du monde. Les romans nordiques, états-uniens, français, africains, asiatiques. D’autres fois, ils sont rangés par ordre de lecture, ceux qui ont été lus il y a longtemps sont en bas, les plus récents en haut. Le classement ultime, même s’il est peu pratique quand il s’agit de retrouver un livre, est de les associer par désirs. Disposer ensemble les livres qui gagnent à se côtoyer. Ils se mettent en valeur mutuellement et s’enrichissent par simple contact.
La caméra survole les rayonnages. Sous l’immobilité des ouvrages portant les stigmates d’une manipulation parfois intense, c’est l’effervescence. Camus discute avec Apollinaire. Auster et Charyn imposent leurs statures, Karinthy paraît timide à côté de Kafka. Hammet et Chandler échangent en noir et blanc. Céline est seul. Hemingway est très entouré. Blondin déborde. Perec fait cours à l’Oulipo. Carrèse et Izzo boivent l’apéro. Butor vouvoie. Rimbaud, Verlaine et Nouveau débattent en remuant l’air. Dans les rayons du bas, les plus près du sol, les bandes-dessinées, plus fines mais plus imposantes, colorient de leurs tranches la base de l’édifice. Quelques phylactères s’échappent.
Un brouhaha de grand magasin. Les voix se mélangent, les mots se mêlent, les échangent s’unissent. Les paroles les plus intelligibles sont celles des dernières lectures. De notre monde emporté raconte les derniers jours des chantiers navals de La Seyne, l’écroulement d’une vie, l’amiante, l’abandon, la solitude. La voix de Christian Astolfi résonne avec celle de Branimir Sćepanović qui parle de La mort de Monsieur Golouja. Mourir et rester digne aux yeux des autres. Martin Eden se mêle à la conversation. Et l’amour dans tout ça ? Dany Laferrière avec son Journal d’un écrivain en pyjama rigole bien. Juste des échos, ceux des dernières lectures. Juste des pensées qui passent en coups de vent.
Une bibliothèque, seule dans une petite pièce en compagnie d’un fauteuil. Un tabouret en bois, aussi, à la surface duquel s’entrelacent les auréoles laissées par des tasses de café. Un rayon de soleil s’invite par la fenêtre et vient inonder une partie du rayonnage. Des grains de poussière volent lentement, comme s’ils étaient en train de choisir sur quel livre se poser. Comme s’ils voyageaient d’une histoire à une autre, transportant ici un fragment de sourire, abandonnant là une pincée de tristesse. Une bouffée d’air qui habite les rêves. Une bibliothèque pour mise en scène d’un homme, de ce qu’il a fait, de ce qu’il veut faire, de ce qu’il a rêvé et de ce qu’il rêvera. Un film pour s’en rappeler lorsque les nuages sombres emplissent le ciel. Une image comme le fond du décor d’une scène où se joue des fragments de vie.
Photo Jean-Luc Chovelon
Quelle belle idée et quel beau texte, qui nous surprend de section en section. Celles du classement et des échanges sont formidables. Merci !
Je suis un peu déçu de ne pas avoir réussi (eu le temps) d’aller au bout de mon idée. Je crois que je reprendrai plus tard l’écriture ce texte. Merci pour ton passage, Helena.
Ce peut être une bonne idée d’étoffer. Car qui filme et pourquoi, et combien de ces bibliothèques murmurantes ? Cela reste en suspens dans ce beau dernier paragraphe. A suivre ?
On a vraiment l’impression de regarder un film, tout en poésie. J’aime cette effilochée de grains de poussière qui nous emmène dans ce que les livres leur ont laissé. Merci !
Ça peut être réconfortant de penser que la poussière sur les livres a une utilité. Merci Catherine pour ton passage.
Merci Jean-Luc. D’abord ton texte me donne envie de lire ce livre « De notre monde emporté » à propos des chantiers navals de La Seyne. Ensuite, je le lis comme un carnet. Ces rencontres successives avec les différentes « instances » de ta bibliothèque : auteurs en acte, personnages vivants, émotions entre elles… Tout ceci est fluide et conduit avec amusement, simplicité et profond attachement. Un grand merci et très belle continuation de lectures – donc et d’en écrire des branches.
J’ai bien aimé « De notre monde emporté », livre triste mais qui résonne joliment. Quant à la (ou ma) bibliothèque, ce pourrait être une belle piste. Merci pour ton passage, Nolwenn.
On pourrait s’immerger dans cette bibliothèque (dans ces bibliothèques), se passionner pour les rencontres qui s’y trament et les voisins d’étagère qui s’émoustillent
d’accord avec Perle, qui filme ? où est le contre-chant ? ça te donnerait certainement une belle marge d’enrichissement…
probable que tu répondrais à la question « c’est quoi ce film ? » par tes magnifiques dernières phrases « Un film pour s’en rappeler lorsque les nuages sombres emplissent le ciel. Une image comme le fond du décor d’une scène où se joue des fragments de vie »
merci Jean Luc pour ton exploration
Comme tu le dis, ça reste une exploration. Merci Françoise pour ton passage.
j’aime cette nomenclature poétique avec la poussière qui vole ( c’est beau à l’image la poussière) et les livres qui se parlent, leurs dos couleurs qui font tableau