#photofictions #05 | Cabinets de lecture

Figure 9 – Rez-de-chaussée – photoperso – 20221007_113606
  • Ah là, faut qu’j’aille poser çhulote ! Le grand-père Omer, quand il se levait pour aller aux toilettes, il l’annonçait souvent dans le style. Et tout juste debout il commençait à déboutonner son pantalon, à le dépater aurait-il dit, et il ôtait ses bretelles dans le couloir.
  • Et f nous demande « quelle image vient d’abord à vous, quelle part de réel où entrer avec dispositif de création de récit image ? » Je suis entré dans son dispositif, alors que je me demandais si j’avais bien compris — d’autant qu’il faut bien dire que ça part dans tous les sens, entre le site d’Anne Savelli et la lecture des bruits pour un livre à venir dont elle parle comme, dans son désir de l’écrire comme si elle lisait un texte qui, si ça se trouve, n’apparaîtra pas dans le livre, qui n’est pas encore écrit, qu’elle lit seulement à voix haute (Capisce ?), le documentaire de William Klein sur les femmes (dont Simone Signoret, en plein milieu, l’arroseuse arrosée de l’interview des femmes en sujet central de Klein, l’air de rien ou presque, qui parle d’elle, de son métier d’actrice, du cinéma indirectement, et donc très directement de l’art du film, celui de Klein ? — tu croyais quand même pas t’en tirer à si bon compte ? on t’a reconnu !), le lien sur la série Les Américains qui me renvoie en fait, obstinément, et en boucle, sur la page d’acceptation ou non des cookies de Google, que j’accepte ou non (mais ça fonctionne en changeant de navigateur, ou en bloquant, bizarrement, les cookies de Google… de toute façon j’accède aux images avec un autre moteur de recherche), et les vidéos foutraques de Mark Braumer auxquelles soit je ne comprends rien (la dernière fois que je me suis essayé à l’anglais, c’était à Lisbonne dans le salon de l’appartement Airbnb avec un couple de Brésiliens de passage, comme moi, et c’est leur fille, étudiante à Strasbourg qui appelait au même moment en visio, qui s’est improvisée traductrice — So, thanks !), soit je comprends tout (rien qu’à voir comment il revient régulièrement ses pieds nus sur l’asphalte, le jour, la nuit, et comment il parle comme il filme) —, avec cette image-là du grand-père. D’accord. Ça fait le lien avec le dispositif de f, mais le mien ? Que vient faire cette image ? Qu’est-ce qu’elle me dit ? Est-ce la première image du récit créé par je ne sais quel dispositif ou contient-elle le dispositif même ?
  • Il pourrait s’agir de la question de se mettre à l’aise aux toilettes, mais pas pendant, juste avant, avec des signes comme ça, en images, en gestes, et en mots ?
  • Le problème, aussi, c’est ça : c’est que je me retrouve pris à mon propre jeu avec les textes précédents. L’image est bien le produit d’un dispositif de création de récit image actif depuis le début. Mais il est hors de question que je m’enferme dans les toilettes, Alain Cavalier l’a déjà fait. Et puis avec ma bibliothèque musicale, on sait déjà ce que je peux y faire. (So What ?)
  • J’ai dit : reprendre là, quelque part, où j’en étais la dernière fois, qui pousse la langue ailleurs, dans une zone floue, sombre, dans des eaux troubles. — Eh quoi ? c’est pas assez obscur le père Omer qui va poser çhulote ? ce vieil homme qu’on va peut-être retrouver avec son pantalon ché su les jheneuils, et l’appareil déjà à l’air si ça se trouve, à l’autre bout du couloir ? mais y avait personne pour le voir ça, au bout du couloir sombre, avec cette trappe qui tonnait sous chaque pas, et alors quoi ? il est là le dispositif ? de savoir comment…
  • Et puis d’abord, il allait où comme ça ? aux toilettes ? l’appareil en main avant d’y être ? vraiment ?
  • (Et si c’était une histoire de mise à nu et de traversée ?)
  • Plus j’y repense, et plus dans le nom de ce lieu, Langon, j’entends un équivalent de languette, mais au masculin évidemment, et que c’est peut-être surtout ça qui en a appelé à l’écriture, au départ. — Et voilà qui nous fait une belle jambe !
  • Il ne s’agit pas de s’y enfermer, il s’agit au contraire de s’y ouvrir. Et pour cela, il ne sera peut-être pas inutile de voir dans les toilettes autre chose que ce que le mot laisse entendre. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il est au pluriel, de la petite toile dans laquelle on enveloppe la marchandise qu’on va donner à la toilette des morts. Quelque chose du soin. De se mettre à l’aise avant tout, comme mon vieil Omer, et de prendre soin pour l’autre.
  • Tiens c’est drôle, en écoutant Anne Savelli, dans son onzième épisode de Lire les bruits, on entend ceci : « Y a des moments où j’ai juste, envie, de repartir avec ma petite fille imaginaire qui n’est réduite qu’à une seule lettre, la lettre f, et de fuir, avec elle, dans la ville. »
  • Il s’agirait donc d’entrer dans les toilettes. Pour les signes du soin, de l’aise. Parce qu’on n’a pas le choix. On peut toujours retarder le moment d’y aller, mais quand faut y aller… Alors autant se mettre à l’aise tout de suite. Autant l’annoncer franchement, clairement. Té, j’m’en vas poser çhulote ! Et commencer à le faire, quand dire c’est faire là aussi. Mais ailleurs, se mettre à l’aise avec ça, prendre soin de ça. On n’est sûrement pas tous égaux. En général, on va le faire, on n’a pas besoin de le dire. Qui voudrait savoir d’ailleurs ? Mais pour ceux qui voudraient ne pas même le faire ? Ceux pour qui c’est un souci, comment se met-on à malgré tout à l’aise ? Comment être, ou du moins se sentir, libre dans cette contrainte, physique, intérieure ? Quelle stratégie est mise en œuvre ? Avec quels moyens ?
Moi, j’suis plutôt du matin. L’idéal c’est quand j’ai du temps. J’me lève, j’y vais d’abord une première fois, mais ça compte pas vraiment, c’est le prolongement de la nuit. D’ailleurs j’y vais pas la nuit. Sauf là, le matin, au réveil. Je m’lève, j’y vais à moitié endormi, et puis j’vais déjeuner. Et c’est après. Le déjeuner, ça réveille. J’ouvre les yeux avec les volets, et tous les sens se mettent en branle avec le café à préparer, le filtre, les grains dans la cafetière, l’eau du robinet et j’sais rien qu’au bruit dans la verseuse quand je dois arrêter, le bol et la petite cuiller, les deux carrés de sucre, la plaquette de médicaments, la feuille de papier essuie-tout que pliée en quatre, le reste de baguette, le couteau à pain, la confiture de figue, j’adore, c’est ma préférée, le beurre, un couteau à bout rond, deux tartines dans le grille-pain, le café qui coule, la cafetière qui râle, la radio aussi, j’oublie toujours un truc, je me lève et me relève, ou j’installe les affaires jamais dans le même ordre, normal, je m’réveille quoi, la conscience, ça revient dans le désordre par défragmentation, et surtout avec les tartines de confiture de figue dans le café et ce qu’on dit à la radio, même si j’l’entends pas vraiment, c’est qu’on parle, ou ça parle tellement et vite, avant l’eau et le savon c’est comme une douche de mots, ça ruisselle, ni chaud ni froid, et je me lave l’esprit saveur café, figue et pain beurre. Et c’est après, quand j’ai bien déjeuné, que ça vient. Je m’installe dans le bureau, je me mets à l’écran et au clavier, j’passe le temps sur la messagerie, quelques sites comme ça, et en général, quand j’suis pas pressé, quand j’vais pas à la structure, j’ai pas longtemps à attendre. Ça descend assez vite. Le temps de prendre un magazine au vol, de m’installer comme il faut, et de feuilleter pour choisir ce que j’vais lire, c’est fini. C’est même un peu frustrant. — Et alors dans ce cas tu fais quoi ? — Ah ben quand j’ai commencé un article, je l’termine. Maintenant que j’suis bien installée et soulagée. — L’odeur te gêne pas ? — Oh non ! Pourtant ça sent pas forcément la rose. Mais quand ça vient de toi et qu’tu baignes dedans. Et puis une fois le nez dans mon article… Mais tu t’fiches de moi ou ça t’arrive jamais ? — Oh… moi non plus c’est pas de la rose, mais quand c’est fait c’est fait. J’reste pas pour m’embaumer.  
  • On va me dire que ces questions ont été battues et rebattues, qu’on n’a pas besoin d’y retourner voir, d’autant que ça n’intéresse personne en fait. D’accord. Sauf que l’autre jour, une amie, en me lisant, voyait dans mon écriture cette alternative : « Soit elle se déplie, se polit, se défroisse en étant retravaillée sur d’autres supports, soit c’est sa marque et ce sont alors des œuvres que l’on lit par petits paragraphes, des blocs d’intensité disons. » Mais comment croyez-vous que ça se passe sur le trône, une fois la porte close ? là, à l’intérieur de vous, se tordant dans tous les sens par contractions péristaltiques, est-ce que ça ne se déplie pas, ne se défroisse pas ? les ondes se propageant de proche en proche ne polissent-elles pas la matière ? et ce qui en est produit, ce qui en ressort, n’est-ce pas comme un bloc d’intensité (haute ou faible, solide ou liquide, c’est une autre histoire) ? comme le fait que le nom de cette ville de province, Langon, qui n’a rien demandé, se retrouve malgré lui (malgré moi ?), replié sur le métier de la langue courante, en synonyme de languette ? une petite langue ? ou une langue à la mesure des petites choses ? des choses de rien, insignifiantes ? infraordinaires dirait Perec ? avec une valeur péjorative ajoutée du fait qu’on ne veut pas vraiment en parler ? qu’on n’en veut rien savoir ?
  • Mais on préférera les arguments d’Henry Miller dans Lire aux cabinets (1957) : « Le fait que vous lisiez tel genre de littérature aux cabinets et tel autre ailleurs devrait être lourd de sens pour le psychiatre. Le fait même que vous lisiez ou que vous ne lisiez pas aux cabinets devrait être lourd de sens pour lui. On ne parle malheureusement pas assez de tels problèmes. On estime que ce que chacun fait aux cabinets ne regarde que lui. Il n’en est rien. Cela concerne l’univers tout entier. »
  • Alors, qui pour se lancer ? Avec un questionnaire, comme on le fait dans tous les groupes fondés sur le principe de l’anonymat, ce serait peut-être plus facile ? On pourrait se poser la question de la fréquence de tes aller-retour, de ta capacité à les contrôler. La question du moment où tu y vas, si le besoin s’en fait ressentir de façon pressante ou non. La question du sentiment de ne pas vouloir que les autres soient au courant de ton départ là-bas, et de ne donner aucun signe de ce qui s’y passe. Ou au contraire tu annonces la raison de ton absence, et au retour tu peux décrire la chose franchement. La question de l’euphorie une fois la chose réalisée, ou d’une certaine déprime. Le fait que cela peut arriver lors de moments déplacés, et peut-être dans des endroits déplacés. Et tenir la liste de ces lieux, à tels moments.
  • Il s’agirait moins de lecture aux cabinets que, de la même façon qu’Anne Savelli avec les bruits, de lire les cabinets.
  • Je me demande pour qui c’est le plus insultant : les médecins, les avocats, les professions libérales en général, les ministères en particulier, dont je m’explique mal le rapprochement avec du lieu de travail avec le lieu d’aisances ? — mais la littérature ne s’est pas privée de donner à voir de quelle nature était véritablement le travail en médecine ou en droit — ; ou les auteurs de toute cette littérature remisée à la seule fonction d’attente, d’un soin, de justice, du bloc ?
Moi quand j’y vais, j’ai pas forcément envie, mais j’suis tranquille pendant un petit bout de temps, j’peux jouer avec mon téléphone. — Et tu joues à quoi ? — Oh à Clash Royale. — Et ça consiste en quoi ? — C’est un petit jeu de combat. Il faut détruire les tours de l’adversaire en premier. Mais c’est aussi une espèce de jeu de cartes. Pour préparer le combat, t’en sélectionnes huit. C’est une sorte de combinaison qui définit ton mode et ta façon de combattre. Et quand tu gagnes, tu remportes des trophées pour améliorer ton classement, des coffres de cartes à collectionner pour améliorer les cartes de ton jeu et de l'or pour acheter des cartes ou améliorer tes cartes. Et comme il y a une centaine de cartes, réparties en quatre catégories, les communes, les rares, les épiques et les légendaires, c’est un peu infini le jeu. Surtout avec les quinze arènes, les dix ligues et la une vingtaine de modes de jeu. — Et tu préfères quoi comme mode ? — J’aime bien les modes Bal des Sapeurs, Ruée Bûcheronne et Parade Fantomatique surtout parce que les troupes qui s’affrontent apparaissent en continu. Plus on avance dans le jeu, plus il y a de troupes. — C’est un peu plus on est de fous plus on rit quoi ! — Ouais c’est ça. — Et tu restes enfermé comme ça longtemps ? — Ben ça dépend. Des fois j’vois pas le temps passer et j’me fais engueuler pour sortir de là. — Et quand tu sors, il s’est rien passé ? c’était juste pour jouer ? — Non, non, au final c’est bon. Il faut du temps, mais c’est fait quand même. — En fait, c’est le temps de jeu qui est peut-être le déclencheur ? — Peut-être. J’l’avais pas vu comme ça. Mais tu voudrais dire que sans mon téléphone c’est pas possible ? — Non, pas jusque-là, mais ça serait largement conditionné. — Ah ! Mais tu vas quand même pas m’dire que le jeu de combat en serait comme une image ? — Eh ! c’est pas moi qui l’ai dit !
  • Des signes : juste quelques signes dans le lieu le plus proche, et quelques autres en souvenir. Je ne vais quand même pas aller voir Jean-Paul, mon voisin, pour lui demander si je peux aller… en prétextant un problème après la vidange de la fosse, l’autre jour… parce que le gars de chez Balthazar avec son gros tuyau… la pierre blanche tombée au fond de la fosse, si ça se trouve…
  • En même temps, quand on se souvient de l’inénarrable « le bruit et l’odeur », sortant d’un cabinet de la mairie de Paris il y a trente ans, on comprend mieux le glissement de sens, et pas si insultant, mais réaliste.
Figure 10 – The worst toilet in Scotland – photogramme de Trainspotting, réalisé par Danny Boyle, 1996 – copie d’écran sur YouTube (vu le 08/10/2022).
Chez moi, c’est un peu vieillot. La cuvette sur pied d’un marron qui s’estompe à mesure qu’il remonte sur les bords évasés, une étagère pour trois ou quatre rouleaux de papier vert pastel et deux bibelots, le reste du paquet au sol, à droite, à gauche le balai bleu ciel, un petit lavabo marron, un essuie-main rose pâle, un petit miroir rond en fer forgé étoilé, comme un soleil, et c’est tout. Pas de journal. Pas de livre. Pas de stylo ni de magazine. Pas un prospectus trainant sur le carrelage, plinthes assorties à la cuvette, du même ton vanille que les murs. Rien pour se vider la tête et s’occuper les mains. Juste une touche de lecture sur la porte avec une affiche, genre lettre à bords enroulés, du poème d’Alfred de Musset ou de George Sand — que l’un adressait à l’autre ? — dit du Petit endroit que j’ai fini par connaître par cœur : « Vous qui venez ici dans une humble posture / De vos flancs alourdis décharger le fardeau / Veuillez quand vous aurez soulagé la nature / Et déposé dans l’urne un modeste cadeau / Épancher dans l’amphore un courant d’onde pure / Et sur l’autel fumant placer pour chapiteau / Le couvercle arrondi dont l’auguste jointure / Aux parfums indiscrets doit servir de tombeau. »
  • Lire les cabinets : pour en finir avec ce genre de formule, de léger détournement de la structure classique de la phrase, de l’usage courant de la langue, illisible et vain si à un moment donné on ne (se) l’explique pas : lire le monde, comme s’il s’agissait d’un livre, ou du moins d’une écriture ou d’un langage plus ou moins complexe (hiéroglyphique ? mathématique ? musical ?) — et c’est toujours employer une image, une figure de comparaison a minima, sinon un procédé métaphorique —, ou dire le monde, tel Barthes pensant « dire ceux que j’aime », la tournure qui devrait être indirecte se repliant sur la directe (normalement réservée à l’émission sonore d’éléments signifiants de la langue) : pour moi, ce serait placer l’écriture là, dans ce lieu, dans des cadres différents, mais dans une perspective toujours moins métaphorique, toujours plus littérale ; sauf que, d’un angle à l’autre, d’un éclairage à l’autre, l’ensemble des facettes, lui, réaliserait le plus de métaphore possible. De quoi ? Eh bien, justement, de ces zones troubles que recherche f, rappelons-le, au sujet de « votre univers d’écriture, ou vos énigmes autobiographiques, là où elles restent suffisamment opaques pour en appeler à l’écriture ». En somme : les cabinets d’écriture.
  • Et une fois bien installé sur le trône, on ouvrirait aussi la porte et là, dans le cadre, il est là le monde, ni plus ni moins. — Et on en tirerait une photo comme on tire la chasse d’eau ?
  • À la radio ce matin, Annie Ernaux, interrogée après l’obtention du prix Nobel, disait ne « pas… pas avoir écrit pour écrire, c’est sale de… d’écrire pour écrire », et puis : « Ce que je dois faire, ce que je dois écrire, au fond m’est donné par… ce que je vois, par ce que j’entends et parce que j’ai vécu, et que ça me sert de matière, voilà c’est ça, c’est pas l’intime pour l’intime, parce que l’intime c’est ce qu’il y a de plus partagé, au fond. » Et si ce que je vois, entends, ai vécu, je le tire exclusivement de ce lieu dans lequel on s’enferme à double tour — tiens, voilà un problème qui pourrait intégrer le questionnaire, de savoir si l’on s’enferme à clef, si on referme simplement la porte, si on la laisse entrouverte ou carrément ouverte —, dans un bruit et une odeur aussi insupportables qu’ils sont bel et bien de l’ordre de l’intime — peut-on alors postuler l’existence d’une intimité du corps qui serait différente de celle de l’esprit, qu’il y aurait l’intime qui se présente physiquement, physiologiquement, et celui qu’on se représente, qu’on se figure mentalement, et que ces deux intimes sont séparés, affrontés peut-être ; mais c’est l’intimité des psychotiques ? —, le piège se referme ?
  • Un langon : comme une langue naissante à la mesure d’un étron ? — Ça sent le pétard mouillé.
Qu’est-ce que vous aimez le plus ? Qu’est-ce que vous détestez le plus ? Oh moi j’déteste quand j’entre et que j’vois que la lunette est relevée, franchement j’comprends pas, j’suis à peu près sûre que celui qu’est rentré juste avant il a trouvé la lunette abaissée, alors il avait juste envie de pisser et il l’a relevée, normal, manquerait plus qu’il en mette partout sur la lunette et que j’m’assois dessus, vaut mieux que ça se trouve sur les bords de la cuvette, mais dans ce cas il pourrait au moins la refermer, la lunette, parce qu’au moins j’les vois pas les gouttes de pipi qui vont s’étaler et laisser de belles auréoles, d’ailleurs, j’vois pas qu’il les a pas nettoyées, mais même sans ça, même si monsieur vise juste ou sait passer un carré de papier rose d’un trait sur les rebords, la lunette laissée relevée j’peux pas, ça m’met hors de moi, les traces de pneu au fond de la cuvette parce qu’on a oublié le petit balai, ou parce qu’on a torché l’affaire, ça m’dérange moins, j’suis pas venu là pour juger de l’esthétique de la chose, et vu ce que j’ai à faire j’en ferais de toute façon mon affaire après, mais la lunette, j’sais pas, j’peux pas laisser passer, j’trouve que c’est un manque de respect total pour l’autre, ou à la rigueur même pas, parce que si t’arrives et que toi, t’es obligé de la lever la lunette, tu peux bien t’dire que l’autre derrière toi, au besoin, il sera capable de la baisser, la lunette, OK, question d’égalité, mais moi j’dis Égalité mon cul ! si t’arrives dans un lieu en ressortant tu le laisses comme tu l’as trouvé, OK ? c’est même pas un problème moral, c’est un problème local, c’est pas éthique mais éthologique, surtout que maintenant les lunettes elles font pas de bruit, si c’est ça qui dérange, t’as plus besoin de les retenir et de mettre tes doigts dessous, sur les auréoles qui vont bien parce que malheureusement t’es pas le seul à arroser les murs et à pas essuyer, maintenant avec le petit frein de chute dans les charnières, y en a qu’ont tout compris quand même ! c’est facile, tu peux presque fermer la lunette d’une pichenette, alors si c’est ça qui dérange, de mettre ses doigts là où il faut pas, ben maintenant il est réglé le problème, et vive le frein de chute ! l’abattant lui, j’m’en fiche, faudrait le relever à chaque fois en plus, mais la lunette, non, pas possible, tu la fermes ! Sinon, ce que j’aime bien, c’est faire des mots fléchés du magazine télé ou des sudokus. Ou feuilleter les prospectus des magasins pour les promos de la semaine. Eh ouais tu vois, quand j’fais mes besoins, j’imagine déjà ce que je vais faire comme courses, à pas cher si possible. Pendant que ça sort faut penser à ce qui va entrer. 
  • Allez savoir quelle mouche m’a piqué d’aller chercher dans ma sonothèque, mais il existe une piste en rapport avec le sujet : un titre de Serge Teyssot-Gay dans son album On croit qu’on s’en est sorti, intitulé Les cabinets. Mais l’ancien guitariste de Noir Désir n’est en fait que l’interprète d’un passage du livre La Peau et les Os, de Georges Hyvernaud. Il en tire un texte vif, piquant, où il est question de « Fraternité des barbelés. Fraternité dans la puanteur et la flatulence. »
Ben moi… j’sais pas pourquoi, c’est bizarre… j’sais plus chez qui c’était, mais… je m’souviens que c’était sous l’escalier… c’était tout exigu, et même la porte on l’avait tronquée, il manquait un coin… avant de s’installer fallait déjà presque se baisser, au moins la tête… en même temps j’suis pas très grand… mais pour d’autres, à une ou deux têtes de plus, ç’aurait été une épreuve de contorsionniste… bref ! c’était une cuvette sous les marches de l’escalier, et quand on refermait on était vraiment confiné… fallait pas trop se pencher sinon tu te cognais la tête… en même temps, quand ça te plie en deux, c’était peut-être pratique de s’appuyer sur la porte… mais bon ! ce que j’me souviens surtout c’est qu’à côté, sous les marches plus basses de l’escalier, on avait aménagé une vidéothèque… il y avait, j’sais pas, mais une bonne centaine de cassettes vidéo… des cassettes achetées, mais beaucoup d'enregistrements aussi… avec les jaquettes qu’on découpait dans j’sais plus dans quel magazine, des René Château Vidéo souvent dessinées… j’m’en souviens bien parce que j’revois bien les titres de la tranche… le jaune sur fond noir, et la panthère noire… — Et les films, c’était quoi ? — Oh… j’sais plus… des vieux films, beaucoup de classiques que j’ai jamais vus, j’crois… j’en connaissais une poignée peut-être… ? — Comme quoi ? — J’sais plus… Le Corniaud ?
  • En prolongeant la recherche sur la Toile, on croisera aussi : une série de quatre compilations intitulées Toilettes Publiques ; l’album de Costes, Aux Chiottes (l’opéra du caca), aux vingt-deux titres foncièrement scatologiques ; la chanson du jeune Hubert-Félix Thiéfaine Enfermé dans les cabinets (avec la fille mineure des 80 chasseurs) ; l’unique 45 tours du groupe finlandais Lö Jengi, Dans les Toilettes du paradis ; l’album du néerlandais Raymond Dijkstra, La Philosophie des chiottes, pour une expérimentation sonore électronique d’une vingtaine de minutes sans paroles, ni musique a priori ; etc.
  • Des photos depuis les toilettes ouvertes, c’est facile à la maison, je devrais pouvoir en obtenir d’autres dans les lieux que je fréquente couramment, chez les proches, dans la structure où je travaille. Et en fait, c’est ça, une œuvre à la Edouard Levé : Dans tous les lieux où il va, privés, publics, il se dirige dans les toilettes, s’assoit sur la cuvette et prend une photo de ce qu’il y a là devant lui, la porte laissée ouverte. Après mille et une photos, il organise une exposition. Chaque photo est accompagnée d’un grand cartel dans lequel il décrit les conditions de sa réalisation : le lieu, la date et l’heure, la raison de sa présence, ce qui s’est passé, ce qu’il a trouvé de notable dans les toilettes. Mais on l’a déjà fait, et en mieux, avec des paysages marins, non ? Et s’il demandait à d’autres de lui envoyer des photos du même genre, pour les mettre en ligne ?
  • Vraiment, tu trouves ça intéressant ? — Je ne me pose pas vraiment la question en ces termes. Il suffit qu’une seule personne soit intéressée par ces histoires pour que cela mérite d’être exploré, exposé. Mon intérêt, lui, se situe ailleurs. Dans l’exploration et l’exposition même. Dans le récit plus que dans l’histoire.
Chez mes parents, il y fait souvent froid et il y a toujours un livre. En ce moment ça doit être Les Fourmis. Chez ma belle-mère, dans un porte-revues on trouve le journal local, le journal télé, un magazine spécial jeux, un stylo sans capuchon. Chez Soso, c’est des revues en espagnol et en finnois sur une étagère. Quelques-unes aussi pour la déco, y avait les mêmes chez l’orthodontiste. Chez Valy, rien… Chez Mamie il y a des prospectus qui trainent par terre, et un petit tas un peu en retrait. Elle les entasse là quand la période est passée. Chez Chris, c’est aussi des prospectus avec un manuel de maths souvent. Et en fait, les prospectus c’est pour créer des exos. Chez Fab c’est des bédés. Une ou deux posées contre le mur. Et souvent il y a les histoires du petit qui l’imite. Chez Cathy, rien… Chez Mumu non plus… Mais ça suffit peut-être ? C’est quoi la suite du questionnaire... ? Dans une œuvre... ? N’importe quel genre... ? J’dirais dans Trainspotting. Tu sais, quand Ewan McGregor se met la tête dans la cuvette dégueulasse et se fait avaler. Mais ça fait longtemps, je m’souviens peut-être pas bien. 
  • Et si on m’envoyait des photos ? ce serait depuis quoi : des cabinets ? des toilettes ? des chiottes ? des vécés ? des WC ? comment on me les présenterait ? quelqu’un oserait un selfie ? à plusieurs ?
  • Et moi, j’pensais à la scène de l’homme assis sur la cuvette dans Adieu au langage de JLG, et qui dit, entre deux bruits sans odeur, évidemment c’est du cinéma, mais le cœur y est vu le bruit, et l’homme il dit : « Une fonction, une position, un instant qui appartient à tout le monde, dans le temps et dans l’espace, le seul, le B-A-BA de l’égalité, parce que la pensée de chacun dans cette situation donnée, la pensée retrouve sa place dans le caca. »
  • (« … dire ceux qu’on aime, c’est témoigner qu’ils n’ont pas vécu (et bien souvent souffert) “pour rien”. »)
Figure 11 – Étage – photoperso – 20221007_181637

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

3 commentaires à propos de “#photofictions #05 | Cabinets de lecture”

  1. Ha mais oui voilà comme on défroisse. Ça passe très bien en définitive cette écriture flux. On s’y promène joyeusement. On a l’impression d’écouter 4 conversations dans un café. Avec un fond de drôlerie. Je suis très curieuse de voir ce que donnera(it) le produit fini s’il existe (et sans lien aucun avec l’objet du présent texte). Un petite inspiration peut-être du côté de David Foster Wallace avec le goût de l’anodin et le cortège de notes et parenthèses…

    • Depuis le premier texte de l’atelier, je me suis laissé embarquer par mon sujet sans trop savoir où il m’emmène. Je tiens encore bon la barre, apparemment. Espérons que ça dure. — Merci Brigitte.