Elle remonte la côte de la rue des Roncettes, Suzanne, lorsqu’elle est arrêtée par une jeune femme qui a une caméra à l’épaule et un carnet. Elle se demande ce qu’elle fait là, cette jeune femme, dans cette rue des roncettes, une rue apparemment tranquille où les voitures passent. Peu de piétons mais des vélos, des voitures et des camionnettes qui passent toute la journée. Suzanne n’est pas habituée à rencontrer âme qui vive, dans cette rue, surtout à midi et demi. Elle revient de chez le coiffeur. Elle a fait couper ses cheveux ras. « comme ça je n’ai pas besoin de revenir chez le coiffeur avant trois mois ». C’est ce qu’elle pense mais ce n’est pas ce qu’elle va raconter à la jeune femme qui lui tend son micro et qui lui dit : « bonjour, je fais un reportage sur les transports en commun à la campagne. J’aimerais vous poser quelques questions. Avez-vous une voiture ou un moyen de locomotion ?». Pas de voiture ni de mobylette pour Suzanne qui a revendu la sienne à l’aube de ses 70 ans, lorsqu’elle a eu son cancer. Elle a préféré lâché sa mobylette parce que le froid rongeait le bout de son nez. Suzanne est une femme carrée et trapue. Elle est célibataire et vivait autrefois avec ses parents. Elle a 80 ans aujourd’hui. C’est Chantal, l’ancienne épicière, qui l’emmène faire ses courses une fois par semaine à Intermarché. Non, pas à Leclerc, parce que Leclerc avait mangé la petite épicerie de Chantal qui avait vivoté dans le bourg du village jusqu’à sa retraite. Suzanne allait autrefois faire ses courses tous les jours dans l’épicerie de Chantal et elles étaient devenues amies. Une relation de confiance s’était instaurée. Chantal n’avait pas oublié sa plus fidèle cliente. Il faut dire qu’elle rendait bien des services, Chantal. Mais de Chantal et de son mari Michel, le boucher-charcutier en retraite lui aussi, Suzanne n’allait pas parler à la jeune femme qui tend son micro et qui a l’air pressée. « Non, je n’ai pas de voiture ni de moyen de locomotion pour aller faire mes courses, répond Suzanne. « Et pour aller chez le médecin ? », Le médecin vient à domicile tous les dix jours, tout comme les infirmières qui viennent faire une prise de sang tous les dix jours pour voir où en est son lymphome. « Ils viennent à domicile et pour aller faire des examens, je prends le VSL. Je n’ai pas le choix même si la Sécu n’est pas toujours contente », indique Suzanne qui doit se rendre à Tours tous les six mois pour surveiller son lymphome et qui vient de se faire soigner à Chartres pour ses veines. Ce qu’elle n’évoquera pas ce sont les prises de sang qu’elle doit faire tous les dix jours, les prises de sang et le régime sans légumes, ses problèmes de cœur, les haricots qu’elle ne peut pas manger, les tomates non plus, les choux qu’elle n’a plus le droit d’avaler et les betteraves qui lui sont aujourd’hui interdites avec tout aliment contenant de la vitamine K. Elle ne sort plus beaucoup, Suzanne, elle reste chez elle pour regarder la télévision et n’a pas les moyens d’aller faire les magasins. La vie arrive à son domicile. Ce n’est pas elle qui va à la vie. Elle ne va jamais à Châteaudun et ne va même plus à la messe. Elle suit la messe à la télévision. Pourquoi aurait-elle besoin de se déplacer alors qu’elle a tout chez elle ? Elle se déplace encore au village pour aller chercher son pain à la boulangerie et son magazine télé chez le buraliste. Tous les trois mois elle va chez la coiffeuse et le reste du temps, elle balaie un peu son trottoir et retire les crottes des chiens mal éduqués par leurs propriétaires. « Et s’il y avait des transports en commun, vous les prendriez ?, demande la jeune femme asséchée par les réponses courtes de Suzanne. « Non, je n’en ai pas besoin. Et pourquoi faire à mon âge ? J’irais où ? Je n’ai pas les moyens de faire les magasins à Châteaudun. « Pour aller voir des amis peut-être? » « Mes amis sont dans le village et il y a belle lurette que tous sont partis au cimetière », explique Suzanne qui n’est pas une bonne cliente pour cette jeune femme qui voyait pourtant de belles promesses dans la réactivation des transports en commun dans cette zone rurbaine, entre ville et campagne, cité-dortoir où la voiture joue un rôle existentiel dans la vie des habitants. Il faut dire qu’il est midi et demi et qu’elle ne va pas rencontrer grand monde dans la rue, la jeune femme, qui se décide à aller à Leclerc pour faire son micro-trottoir. Elle est grande et élancée, du genre gravure de mode. Le genre de fille que l’on ne croise pas comme ça à tous les coins de rue de Saint-Denis-les-Ponts. Alors tout de suite, Suzanne s’était méfiée et n’avait pas eu envie de lui parler. Cinquante ans les séparent et ce sont des modes de vie qui les séparent aussi. Il y a là comme un gouffre entre elles qui ne se rencontreront plus jamais. La jeune femme de la télévision ne sait pas encore si elle gardera les rushs de cette interview qui l’a laissée perplexe. Une perplexité qui avait gagné Suzanne qui n’avait rien compris à l’enjeu de cette interview. Il s’agissait simplement d’un micro-trottoir pour interroger les habitants du village sur l’opportunité de transports en commun dans cette zone périurbaine, cette banlieue de Châteaudun où la voiture avait pris toute la place dans le quotidien des gens depuis des décennies.
Ayant 80 ans et pas de voiture ni rien que mes jambes et ma canne (mais encore un médecin à portée de marche clopin-clopant) je souris à Suzanne… et tant pis pour la pauvre fille et son micro.