Atelier d’un menuisier, Paris, 1970
J’y entre comme dans un paysage, saturé de poussières en suspension. Du bois, beaucoup de bois, des planches, des tasseaux, des cadres, toujours du bois. Sur et sous l’établi, traînent outils, colle et clous. Dans le fond, la scie circulaire montre ses dents acérées.
A l’établi, gros plan
D’un geste rapide, le menuisier empoigne une planche qu’il vient de scier en deux dans le sens de la longueur, sa varlope en main, il rabote les éclats de bois, le geste sûr et lent façonne la matière, la main amputée du majeur et de l’index s’accroche à l’outil par le pouce dans un va-et-vient inlassable. Les copeaux volètent et l’étagère prend corps. L’arpète se dépêche d’apporter la deuxième planche.
Rangement des bois par taille et essence : une série de photos d’ensemble, pas de gros plan
L’arpète accroupi classe le petit bois par essence : chêne, peuplier, orme, hêtre, frêne, acajou… le menuisier debout lui apprend à les reconnaître, teinte, cernes, coloris, le bois est ausculté, répertorié. J’écoute et je perçois le plaisir qu’il a à raconter les voyages des arbres, leur âge, leur force, leur tendreté ou leur dureté, le sens du fil, la manière avec laquelle il faut les travailler. Puis, le menuisier prend un morceau de bois au hasard et interroge le jeune. Sourire aux lèvres, il le félicite, je le sens fier de son apprenti, il se tourne vers moi : « il apprend vite ! » Sa voix forte et douce s’échappe du petit atelier en sous-sol, rue Saint-Denis.
Le déjeuner
Sur l’établi, un réchaud au gaz et sa poêle où l’huile chauffe.
Trois biftecks grillés, me voilà invité à partager le repas. Je suis assis près du maître. J’observe sa stature imposante et ses mains abîmées qui font ce qu’elles peuvent pour saisir fourchette et couteau et couper la viande. Puis, vient le camembert et en dessert une pomme. Le tout avalé un un temps record.
Discussion autour du prochain chantier
Le menuisier a accepté de faire un parquet en chêne massif en double point de Hongrie sur lambourdes dans un immeuble ancien du quartier. Je n’ai aucune idée de ce qu’est un parquet en double point de Hongrie. Le menuisier nous explique patiemment, dessins à l’appui, les deux chevrons qui s’emboîtent pour former le dessin, leur alternance et la lumière qui joue avec, mais pourquoi la Hongrie ?
Le maître retrace à ses deux arpètes l’origine du nom quelque peu surprenante, ce serait le point d’une broderie du XVIe siècle en référence à une sainte de Hongrie. Je n’en saurai pas plus mais je comprends qu’il s’agit d’un parquet de prestige. D’ailleurs, il en parle comme quelque chose de délicat, de précieux, ne l’appelle-t-on pas aussi parquet Versailles… « C’est un travail d’artiste » ajoute-t-il, je pense immédiatement aux Raboteurs de parquet de Caillebotte, de ce tableau émanent la beauté, la force mais aussi la dureté du travail.
Et les lambourdes ? « Ici, elles ont près d’un siècle et sont en mauvais état. Il faudra réparer ces énormes poutres qui doivent soutenir le parquet. » Je vois son front s’obscurcir, « c’est un travail très dur, à genoux toute la journée », je tente une question, enhardi par sa lassitude et son grand âge : « Pourquoi avoir accepté un tel chantier ? » En écartant les mains d’un geste fataliste, il répond « faut bien manger ». Et d’un mouvement vif, il saisit les assiettes et les lave à la seule sciure, l’arpète en fait autant avec les couverts, et moi, je reste planté là, étonné, ignorant de cette manière de faire la vaisselle.
Fin du reportage
Je range mon appareil photo que j’ai bien peu utilisé tellement j’étais hypnotisé par la gestuelle du menuisier et son goût pour la transmission. Je pense aussi que je n’ai rien enregistré de tout ce qu’il a raconté… Dommage ! Et cette odeur si enveloppante du bois que j’aime tant – qu’elle fait maintenant partie de mon bagage de senteurs – restera ici, dans ce petit atelier. Verra-t-on quelque chose sur mes photos ou la sciure omniprésente transformera-t-elle l’atelier, les ouvriers et leur labeur en un tableau abstrait sur le travail ?
Je les regarde sortir en bleu de travail poussiéreux, on dirait le père et le fils avec leur gros pull à moitié rentré dans leur salopette où s’accrochent quelques copeaux. Regards baissés, ils saluent poliment les dames du trottoir aux décolletés intrépides et s’engouffrent dans le bistrot pour un café au comptoir.
simple et vivant