#photofictions #04 | trois portraits en plan américain

Il me demande de prendre quelques photos. Pour un book je crois. C’est embarrassant. Je n’ai jamais fait ce genre de photographies. Les références me manquent. Photographie de mode, papier glacé, présentation de fringues surtout. Il m’en faut quelques-unes en plan américain. Il ajoute. Je ne sais même pas ce que cela veut dire. Il voit mon embarras. Il m’explique qu’il faut cadrer jusqu’à mi-cuisse environ. Les nouvelles halles viennent tout juste d’être construites. Architecture moderne. Décor ad-hoc ça va faire l’affaire. Une vingtaine d’images presque toutes en contre-plongée que je découvrirai en sortant le film de la cuve. Je ne faisais toujours que des photographies en noir et blanc à cette époque. Séchage rapide, découpage en bandes de six. Format 24×36 TriX. Des photographies de Paris aussi. Puis l’installation dans le passe-vue du Durst. Exposition à la louche, le négatif est bien équilibré, je plonge la première feuille dans le révélateur. Puis les dix-neuf autres. Papier Agfa 13×18. Faut pas pousser. Toutes en contre-plongée. Lui au haut des escaliers, l’objectif en contre-bas. Une sensation bizarre. Des photographies valables. Mais que je ne lui montrerai jamais. Sa présence écrasante se révéla dans le bain, les noirs en premier, ce regard supérieur et aussi le mépris . Un petit accident j’ai dit. La lumière a été allumée pendant que je plaçais le film dans la spirale. Le film est foutu, complètement voilé. Ensuite nous nous sommes peu revus une ou deux fois seulement, puis plus du tout. Je n’y tenais plus vraiment.


Je pourrais dire que je suis vieille aujourd’hui. 61 ans dans quelques jours. Peut-être est-ce du à la luminosité, j’ai éprouvé l’envie de regarder de vieilles photographies. Cette boîte dans laquelle j’ai rangé des photographies. Négligemment je crois. Elle se trouve sur mes genoux. Je n’ai jamais pris le temps de les regarder vraiment, à part la première fois, avant de les ranger une à une dans cette boîte.Quand on est vieux on peut sans doute mieux s’autoriser à revoir ces vieilleries. Je crois que je ne l’ai plus ouverte depuis que je suis venue m’installer au Brésil. 40 ans déjà. Du mal à l’imaginer ou à le croire. Toutes ces photographies pele-mêle, de minuscules bout de vie en désordre. Pourquoi garde t’on toutes ces choses. C’est quand j’ai trouvé la photographie que j’ai compris pourquoi j’avais éprouvé le besoin d’ouvrir cette boîte. Je devais savoir que je la retrouverai là. Inconsciemment je le savais. C’est une photographie de moi, jeune en noir et blanc. Il m’avait demandé de me maquiller ce jour- là. La lumière d’un spot me brûlait la joue. Et lui avec son appareil photo dansait tout autour pour me prendre sous toutes les coutures. Peut-être en y repensant, aurait -il été meilleur danseur que photographe. Pas très gentille, je sais. Mais j’ai mes raisons. Il m’en aura bien fait baver. J’éprouve de l’agacement à revoir la photographie. 40 ans passés n’y change rien. J’ai l’air d’une pute, le col de mon haut déboutonné laisse apparaître un peu trop vulgairement la gorge. Dans le fond peut-être que c’était son unique désir, photographier une pute. Peut-être même pensait-il que j’étais sa pute en dehors de ces séances de pose aussi. Et moi fleur bleue assise débraillée, presque souriante. Voilà pourquoi je suppose on ne doit pas trop s’attarder dans ces idées de nostalgie. Revoir de vieilles photographie. Surtout à nos âges. Et avec la lucidité on y découvre des choses qu’on n’aurait jamais su autrement y voir. Pauvre type. Et moi quelle gourde j’ai été. Mais pourtant je remets la photographie à sa place. Je ne la jette pas


Ma mère est une artiste renommée. Elle s’est beaucoup servie de moi enfant pour promouvoir sa carrière. Des photos dénudées la plupart du temps que nombre de pedophiles s’arrachent encore des années plus tard. Les ravages que tout cela aura créé en moi, elle s’en sera toujours défendue, prétextant je ne sais quel discours scabreux sur l’art. J’ai essayé de déplacer cette affaire vers la justice, les tribunaux. En vain. J’ai perdu. Elle s’en est tirée à bon compte. L’art prévalant encore une fois sur tout, même pour la justice. J’ai désormais 57 ans. Ma mère est morte au mois de juillet de cette année. Est-ce qu’on peut pardonner aux morts je n’en sais rien. C’est une question qui flottera encore longtemps dans mes pensées. J’aimerais oublier tout cela. Qu’aucune photographie de cette époque ne resurgisse plus jamais. Mais c’est évidemment impossible, une fois que l’on est captive de la toile, c’est à jamais.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

7 commentaires à propos de “#photofictions #04 | trois portraits en plan américain”

  1. Ah oui ils sont pris ceux-là ! les trois font un peu la gueule, on les comprend, belle prise de possession aussi. (où je vois que j’ai utilisé le mot contre-plongée à contre-sens!)

  2. Bonjour Patrick
    Pouvoir des photographes. Pouvoir de prendre et de redonner ou pas.
    Trois séances de pose dans une certaine violence. Merci pour ce fort moment de lecture.

  3. ces trois « je » superposés, relations entre les protagonistes, histoires de pouvoir, de possession…
    et on ne peut s’exempter des images qui tiennent lieu ici de voix descriptive et font tenir tes monologues
    (mais quoi au fond relie pour toi ces trois récits ?)…

  4. Tu nous racontes parfaitement ses histoires du dedans, on pourrait enlever les photos et on est partis dans la fiction. C’est top. Bel exemple de ce qu’on peut tirer de la #04, quand on la réussit ! 🙂 Tu as trouvé le ton juste pour chacun des personnages et c’est là que souvent ça devient ardu. Bravo.

  5. Prise de vue, c’est bien une prise, une capture, ce que le photographe arrache au sujet… Si complexe ce face à face avec juste quelques lentilles entre les deux ! Des textes qui donnent toute leur force aux mots de la photo, merci

  6. Micro-récits qui saisissent un mouvement de pensée contraire à la volonté du photographe – et finalement cela fonce dans l’image, avec les questions non résolues. Belles captations !