On a cru longtemps que la seule photographie autorisée par Selim, à raison d’une fois l’an, était le portrait de groupe du personnel du Sérail, sur le grand escalier. Sur l’une d’entre elles, le Pacha siège en personne au centre de l’image, dans sa tenue de soirée de brocart d’or. Or, voici une quinzaine d’années, une série de portraits individuels de gens du Sérail a été mise en circulation. Il y fort à parier qu’elle avait été conservée par un même collectionneur depuis son édition, en 1930.
Le besoin pressant d’argent peut seul expliquer pourquoi Selim consentit à cette série tellement éloignée de la discrétion en vigueur au Sérail. Toujours est-il qu’on en trouve aujourd’hui, à prix d’or, quelques exemplaires dans des ventes aux enchères spécialisées.
Outre leur rareté, ce qui ajoute du prix à ces images est le statut qu’elles ont acquis sur le marché de l’art, en dépit de leur banalité — portraits posés, cadrés à l’américaine, sur un même fond de mosaïque — : le statut de curiosa. Il va sans dire qu’aucun des modèles n’est dénudé. À l’exception de la Konstanze, qui porte un déshabillé chamarré de coupe élégante, mais (on le voit aisément à la loupe) passablement élimé, tous les autres arborent la tenue de service du Sérail : chemise blanche serrée par un gilet noir, saroual de claire soie sauvage dont on distingue la ceinture et le grand plissé dans le bas du cadrage et petit fez bordeaux à pompon noir. Les disputes des collectionneurs quant au motif intégral de la mosaïque de fond ne permettent pas de savoir avec certitude dans quelle pièce du Sérail l’appareil avait été installé : certains assurent y voir l’extrémité de la queue du dragon gigantesque qui ornait le mur de la fumerie, pour d’autres, c’est un rayon de lune de la salle des bains brûlants du hammam, pour d’autres encore des feuilles d’iris. Étant donné qu’il n’a jamais été prouvé que le Sérail eut abrité ni fumerie ni hammam, ces théories ne peuvent qu’agacer davantage la curiosité suscitée par la série de portraits. Quant aux iris, il est certain qu’elles ornaient la chambre du Pacha. À savoir si cette chambre était bel et bien une pièce occupée par Selim ou bien un décor pour leurrer les invités… Contre toute attente, ce n’est pas le portrait de la Konstanze qui aura fait couler le plus d’encre, mais celui du garde du corps. Si l’on sait que l’homme de la photo occupait cette fonction, c’est tout simplement qu’elle est mentionnée dans un cartel maniéré, incrusté dans le cadre. Il en va de même pour tous les autres portraits, et là encore, cette brèche dans le proverbial secret du Sérail ne laisse pas d’étonner. Mais voilà le plus étonnant : cette photographie-là est mal cadrée. En effet, tandis que l’homme s’y tient assis bien droit dans la partie droite de l’image, la partie gauche, elle, est vide.
C’est comme un conte des Mille et une nuits au carrefour de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanique. J’aime bien ce genre de croisement. Surtout avec cette facilité de raconter des petits contes. — Mais je me demande toujours où tu vas chercher tes images. Dans les livres d’images?
Je crois que j’attendais depuis longtemps une définition de ce que je fais, traîne, bricole dans le Sérail. « Un conte des Mille et une nuits au carrefour de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanique », voilà qui va beaucoup m’aider pour la suite. Beaucoup. Comment te remercier ?
Pour ce qui est des images, je retourne la question : comment faire pour qu’elles cessent d’affluer de toutes parts ? (Quasiment jamais de livre d’images. À part, c’est notable, de L’Annonciation de Daniel Arras.