Elle est là, assise comme une petite écolière bien sage qui attend la maîtresse, son sac à main – d’où dépasse discrètement une paille qu’on devine plongée dans un petite bouteille d’eau et qu’elle tète de temps en temps – sur ses genoux ; elle est habillée comme si elle allait à une cérémonie, son blazer bleu bordé de blanc qu’elle tient bien fermé couvre le haut de sa jupe à plis pied-de-poule ; je m’approche d’elle et l’embrasse, elle grimace un sourire en me faisant le reproche d’un retard imaginaire ; elle est prête depuis des heures ; nous voilà elle et moi dans sa chambre de la maison de retraite pour la prendre en photo, je l’aide à se lever ; debout, flottant dans son blazer, les doigts serrés sur l’anse de son sac, elle me regarde à travers ses lunettes aux verres progressifs légèrement fumés ; j’ai mis mon beau blazer et ma casquette de laine, il ne fait pas chaud aujourd’hui et puis j’ai plus tellement de cheveux, je la mets de côté et comme ça j’ai l’air titi parisien, j’ai toujours aimé Paris, le XVIIe arrondissement, Brochant, je lui souris, je l’aime ma nièce, mais quelle idée de me photographier aujourd’hui, dans l’état où je suis, elle ne comprend pas que je suis fatiguée de tout, que j’ai mal à ma colonne ; cette position doit être douloureuse pour elle, son dos est tellement déformé qu’on dirait qu’elle porte une équerre et se déplier doit être un vrai supplice pour son squelette brinquebalant, tiens, elle a sorti sa casquette, voilà bien longtemps qu’elle ne la mettais plus, sa jupe – l’aide soignante a dû s’y prendre à plusieurs reprises pour qu’elle tienne à la taille avec de grosses épingles à nourrice – et ce blazer, étrange d’avoir choisi ce vêtement qui est maintenant tellement grand qu’elle a l’air d’un oiseau tombé du nid pris dans un drap en train de sécher ; j’ai pas envie de sourire, je suis trop fatiguée, ma bouteille d’eau, j’ai soif toujours soif avec cette foutue maladie, elle dit que c’est parce que j’ai plus de salive ni de larmes que mes os sont de plus en plus fragiles, que mes dents se déchaussent et que tout fout le camp et c’est bien ce je voudrais… tout de suite ; le mur jaune pâle en fond, ma petite tata toute ratatinée, lèvres pincées, qui essaie de se redresser dans un fier effort de désespoir, on dirait une tortue qui sort la tête péniblement de sa carapace, moi, l’œil dans le viseur, je la vois floue, est-elle déjà en train de partir ou est-ce l’émotion, je ne vois plus rien, dans un sursaut je m’entends dire « ça suffit, c’est très bien » et je fais cesser la torture, elle s’effondre sur la chaise dans un soupir, il n’y aura pas de photo en pied de ma tante.
L’alternance des deux voix très réussi touche en vol.
Bonjour Michèle
Merci beaucoup pour ces deux monologues intérieurs entrelacés. Cela fait un beau texte !
J’ai éprouvé beaucoup d’émotion en entrelaçant ces deux ressentis.
Merci à vous deux pour votre lecture et vos commentaires.
Bonjour Michèle,
Deux beaux portraits, qui se « font » l’un l’autre, se soutiennent, on est dans la double fragilité, et la photo apparait,
Merci Catherine,
oui la fragilité de ces deux femmes est palpable, à fleur de peau.
les deux voudraient bien s’aider mais c’est bien tard.
Beaucoup d’émotion bien traduite dans ce texte.
Bonsoir Huguette, merci pour votre lecture, j’ai bon espoir qu’il n’est pas trop tard… la preuve : il n’y a pas eu de photo !