Un corps de femme aux bras repliés derrière la tête, à la peau claire en grande partie recouverte de dessins floraux avec aussi deux fines mains de squelette, l’une sur le sein droit de ce corps au bassin rond, aux jambes plantureuses que l’ossature d’un long bras traverse en diagonale pour aller déposer la seconde main de mort sur l’arrondi du ventre, un corps dont le visage est caché par une énorme rose aux pétales épanouis tandis que les cheveux et le bras droit disparaissent derrière des feuilles, des épines, des boutons de rose et que le bras gauche, relevé sous la nuque, dévoile les ombres d’une aisselle et un petit sein rond.
Je reconnais mon corps sur le mur rouge du bistrot, je vois que tu l’as tatoué de toutes parts avec ces tiges fines, ces corolles de fleurs sur mon ventre en contrepoint aux mains de mort, griffes squelettiques comme prédatrices sur mon sein droit et sur mon ventre, seuls mon bras gauche, le bas de ma jambe droite, mes pieds et un de mes seins restent vierges de tes élucubrations graphiques, est-ce que je dois te remercier d’avoir masqué mon visage avec cette grosse rose, je ne sais pas quelle symbolique tu veux invoquer mais je ne rirai pas de ta vision de femme-fleur car ton rosier me plaît, j’aime la suavité de ses fleurs mêlée à la vitalité presque agressive de ses feuilles, de ses épines, et ainsi parée nul ne me reconnaîtra (ça m’amuse de savoir qu’il longera chaque jour ce mur sans savoir qu’il passe devant mon corps nu).
Le visage à peine incliné vers la droite, l’arrondi des yeux clairs, le nez droit, les lèvres fines qui semblent esquisser un demi-sourire ou contenir une légère ironie, les cheveux bruns ondulés dans une coupe courte des années folles, les doigts croisés paisiblement, tout exprime une retenue et une certaine mélancolie qui contrastent avec la puissance des épaules, la force des bras apparaissant sous les petites manches de la robe foncée aux plis multiples que porte pour cette séance chez le photographe une femme d’une trentaine d’années.
Mon visage, il le trouve un peu sévère, il veut que je me détende, que je relâche la tension dans mes épaules, il attendra le temps qu’il faut derrière son trépied et je m’adoucirai en pensant à maman, à cette photo que je lui offrirai avant de partir, on verra défiler les falaises, s’éloigner les silhouettes de Berthe et de maman figées sur le quai, mes chéries, mes yeux s’embuent, pourtant je suis heureuse d’aller vivre à Marseille avec Victor, beaucoup disent qu’il était temps que je me marie, trente-et-un ans passés, personne n’a compris quand j’ai refusé l’Italien, un beau parti, tout content de faire sa demande à mon père, il aurait dû m’en parler avant au lieu de s’entendre répondre devant mes parents gênés que c’était impossible puisque je ne l’aimais pas, il m’aurait enfermée dans sa cuisine, celui-là, malgré ses beaux discours, il n’avait pas la bonté tranquille de Victor, lui et moi nous continuerons à travailler aux PTT, tous les deux à la grande poste, même s’il aura plus de responsabilités que moi, et si nous avons un enfant, les parents de Victor le garderont à la campagne pour que je puisse travailler encore, tant que je voudrai.
Deux bras nus levés pour ajuster un voile, l’un sous la transparence du tulle blanc bordé de dentelles, ruban au poignet, index délicatement pointé, l’autre au-dessus du visage dont il laisse paraître une oreille, le haut de la pommette gauche, l’arc du sourcil brun au-dessus de l’œil charbonneux aux cils surchargés de mascara, et le grand front sous les cheveux tirés en arrière, ornés de barrettes sombres piquées de brillants, alors que sous l’aisselle le drapé de la robe soyeuse épouse l’arrondi de la poitrine.
Je n’ai pas vu quand tu as pris la photo, j’étais trop occupée à ajuster son voile, toutes nos attentions se portaient sur elle, je ne pouvais pas imaginer que tu me photographierais, que tu prendrais de moi une photo aussi sensuelle, mes seins gonflés sous le tissu, je pensais à la cérémonie qui allait commencer, à son inquiétude d’être en retard à l’église, on avait eu beau la rassurer, elle n’avait pas pu s’empêcher de râler, de nous presser d’avancer plus vite dans les ruelles, au pied des marches on a soufflé un peu avant d’entrer, comme j’étais émue en replaçant une mèche sur son front, en baissant le voile sur son visage, je lui suis tellement reconnaissante de m’avoir choisie comme demoiselle d’honneur, devant toute sa famille, devant tous ses amis qui m’ont connue garçon, elle m’a fait une nouvelle place au milieu d’eux, elle m’a totalement acceptée dès le début, et maintenant je découvre ta photo qui me touche profondément, merci à toi aussi, merci d’avoir si bien saisi ce geste de mon corps de femme.