Photographier une peinture de visage plutôt qu’un visage, sans doute moins perturbant.
Photographier les autres, l’autre. Ce que cela produit. Il n’y a rien de naturel. Peut-être s’en aperçoit-on moins dans un cadre familier ou familial. Tant que l’on entretient encore cette croyance envers le familier. Mais tout de même. Braquer l’objectif d’un appareil photographique sur l’autre, le viser, le cadrer, le shooter. Non cela n’a jamais été rien. Cela ne fut jamais facile. Comment négocie t’on avec ce malaise. On négocie souvent avec tant de choses… négocier, terme de commerce, et qui prend souvent le pas sur l’échange. Commercer, négocier avec un sourire, un geste, une invitation, tout cela presque comme en as du marketing. Attirer l’attention, intéresser, créer du désir, le but étant qu’à la fin une action soit effectuée. Avec une tricherie encore à la clef, un malentendu. De taille le malentendu. L’autre imagine qu’il devra poser, il s’y prépare, fabrique déjà son cliché personnel. Le photographe a tout prévu qui l’attend patiemment au tournant. Pose bonhomme pose. Pose ma jolie pose. Clic clac Kodak. Et là très peu de temps. Au soixantième de seconde, comme au millième, La pose se relâche, l’œil chavire, un autre mouvement. Comme une copie carbone froissée. Elle est là la vraie photo. Clic clac encore c’est la bonne. L’autre n’y voit que du feu. Il est toujours installé dans la flamboyance de son reflet premier. Ne voit pas qu’il vient de montrer son âme ou son cul. Tout est dans la boîte. Enterré(e) vivant(e).
Toujours été accompagné par cette sensation bizarre. C’est comme franchir un interdit. Un tabou. Capturer l’image de l’autre. Il me semble que l’on négocie exactement de la même façon pour dépasser le malaise qu’un enfant qui désire devenir grand. En passant par le sacrifice. Soit disant une initiation. En tous cas en renonçant à des territoires personnels autant que sacrés. C’est ainsi que peu à peu on perd du terrain, que l’on s’expulse soi-même d’une clarté pour rejoindre l’ombre. C’est aussi comme cela que l’on expérimente une solitude fort différente de celle d’avant. Que l’on devient sorcier si l’on veut. Artiste diront certains. Je crois que l’on ne parvient pas vraiment à réaliser d’abord puis à oublier ce que l’on dérobe au monde. Que l’on se sent toujours plus ou moins redevable d’avoir été autorisé ou de s’être autorisé de commettre de tels forfaits. La plupart du temps cette sensation d’être débiteur est balayée par le quotidien. Par l’agitation. Époque de zapping. Hier encore je me demandais pourquoi je n’avais pas fait beaucoup d’efforts pour promouvoir mon travail photographique, je mets ça sur le dos d’une absence de talent la plupart du temps. Depuis des années le même discours. La même excuse. Le même prétexte.
Parfois je me dis que je vois tout en noir et blanc encore. Qu’avec compassion et bienveillance je pourrais passer outre ce genre d’excuse. Me détendre. Comme on tape sur un bifteck pour l’attendrir. Ces mots d’ordre, tellement contemporains, ces mots aussi me mettent mal à l’aise. Ils me mettent la tête à l’envers. Me rappellent à une naïveté perdue, disparue. Et cette absence, cette perte, je peux la mesurer au nombre de kilomètres de films argentiques que j’ai déroulés pour prendre cette distance, afin de me ruer vers je ne sais quelle lucidité qui validerait enfin les terme grand ou adulte. Désormais je ne photographie plus beaucoup les autres. Je les regarde. Pas besoin d’appareil. Ce petit moment de flottement entre le moment où ils veulent apparaître tels qu’ils pensent être et ce qu’ils sont vraiment quand ils s’oublient je ne peux pas ne pas le voir. Est-ce que j’en fait quelque chose? À vrai dire je n’en sais rien. Plus trop d’idée sur la question. Peut-être est-ce rangé dans la catégorie des événements climatiques. Comme l’odeur si particulière qui flotte dans l’air juste avant la pluie. Mais certainement que ce n’est pas si innocent que cela parait. De la négociation encore avec l’ineffable pour tenter de revenir à la maison , un passe- temps, sans doute pas grand chose de plus.
Peut-être aussi que la peinture de visages, la plupart du temps imaginaires est aussi pour moi un moyen de rembourser cette dette.
Très intéressante ta réflexion sur « prendre les autres en photo », un vrai questionnement.
et comment décider si ce qui importe c’est le plaisir que le sujet aura en se voyant ou ce que l’on veut obtenir à partir de lui (ou elle)
Plein d’interrogations. Intéressant de te suivre dans ce dédale de réflexions et de sentir ton âme de peintre dans le goût de tes mots. Merci.
je me suis glissée dans ta réflexion sur le saisissement de l’image de l’autre, tant de questions, de compromis…
tu soulignes le millième de seconde, l’infime moment au cours duquel se prend la photo et se tord soudain le visage… « comme une copie carbone froissé »
dans la peinture le temps compte dans l’établissement du portrait qui peu à peu se transforme ou déforme, enfin j’imagine, de toute façon c’est toi le peintre…
merci pour ce texte important
Oui, ce texte est très important. Que l’on peigne, que l’on photographie, que l’on écrive ! Tellement interpelée à sa lecture. Effet de la fin du paragraphe 1. Et l’ineffable pour tenter de revenir à la maison aussi, mais tout le texte est foncièrement important. Merci.