Y aller enfourner son œil photographique
Je me réveille, j’ai mal dormi, mon regard se tourne vers un empilement, un tas, un bric-à-brac de tissus dépareillés. Je décide de le photographier sans conviction, perspective d’une photo banale, sans intérêt, à mettre ordinairement au rebut photographique, pourtant je cadre vite et j’appuie sur le bouton. Rien d’arrangé, agencement dicté par le hasard de gestes ayant accompli une simple dépose de vêtements sur une chaise les jours précédents au retour de vacances. La photo révèle le coin de la bibliothèque et de la chaise où s’amoncellent des vêtements d’été et un plaid ; tissus de couleurs, de textures, de compositions différentes, coton, soie, lin. Deux robes s’écoulent vers le sol, amorties par la deuxième paire de chaussures, des nu-pieds bleu marine à peine visibles. La première paire de chaussures, des sneakers bleu et bleu-marine sont tournés vers la porte entrouverte prêts à partir. Noir et blanc unis, tissus bleus-marine et turquoise à fleurs, rayures bleues et blanches, alvéoles carrées bleues point central bleu, fond blanc, coussin rayé bleu et blanc, sur le dossier de la chaise ancienne une doudoune light brillante, rouge foncé. Parquet et bibliothèque, assise de la chaise en velours vert amande, au-dessous du siège une boîte en carton. Plis pantalon blanc en ailes d’oiseau. La bibliothèque et le côté de la chaise maintiennent un plaid très coloré, dessins de Frida Kahlo. Deux yeux fixes qui tout à coup semblent s’emparer du désordre et lui donner une vie singulière. Au sol un sac en tissu blanc cassé muni d’une anse dirigée vers le bas. Sur les étagères de la bibliothèque un petit bouddha, une boîte indienne, une boule de verre, des livres, des pochettes, un bol tibétain, porte ouverte. Une araignée qui surgit puis disparaît, la photo n’a pu la capter, un monde invisible silencieux s’exprime. Bientôt tout se retrouvera par terre, étalé, froissé et buvant la poussière. Sur le côté, l’angle gauche du tableau d’un ami disparu.
Je me dis mais pourquoi donc avoir choisi ce bazar ? À quoi ai-je pensé précisément lorsque j’ai pris la photo ? Je n’ai rien changé à sa composition spontanée. Je n’ai rien touché, déplacé, arrangé, j’ai pris la photo avec mon téléphone, sans trop savoir où elle allait me conduire, je l’ai laissée un jour entier à son destin puis je l’ai observée, scrutée. Au lieu d’être agacée par ce désordre l’œil photographique l’a appréhendé, observé, lui a attribué un statut et fait des découvertes en se frayant un chemin non encore tracé. Un miroir, un espace qui s’est coagulé et dont je tente de déchiffrer un sens possible. Un désordre, une confusion une profusion, à l’image d’une impossibilité coutumière d’être dans un espace trop rangé, minimaliste, accumulation hétéroclite d’objets à l’image d’idées, de sentiments d’émotions contradictoires. Un simple tas, un désordre coutumier, mais lorsque j’ai discerné deux yeux dans le tissu du plaid, jamais vus, malgré sa fréquente utilisation, alors là je me suis dit que ma perception se modifiait, mais que celui qui allait regarder le tas ne verrait peut-être pas la même chose, mais le cadrage que j’ai spontanément effectué, a mis en valeur ces deux yeux, ce regard bleu et jaune. Mélange confusionnel que deux yeux assemblent ou invitent à regarder autrement. Un ordre singulier dans un chaos de tissus, d’objets, de strates. Le tas devient un paysage, chaque tissu peut être associé à des lieux parcourus, des émotions vécues, des temps fragmentés. Mon univers mental ressemblerait-il à ce chaos ? Et si je disparaissais là sur le champ, que penseraient les témoins de ce désordre, de ce reste à jeter, faire disparaître, à donner, à brûler… y percevraient-ils une correspondance avec la vie, ses souvenirs enfouis, colorés, noirs, blancs, tristes, joyeux, ambigus ?
Très beau texte où on peut voir que la photographie est plus que la photographie, en passant par le banal.
Merci Huguette.
la consigne FB bouscule.
merci Fil de ton passage sympa
Toutes ces photos où l’on découvre ce qu’on n’avait pas conscience de prendre…Je repense toujours à Blow up (le film)
En effet Danièle, surprise souvent ressentie.
Et oui Blow up à evoir.
merci de ton passage.
Oh oui, deux yeux et je lui trouve comme un bec en dessous et en pensant bec, je découvre la tête d’oiseau avec un vrai bec dessiné. L’air étonné des premiers yeux… par le texte, par la profusion environnante. Et voilà c’est reparti pour moi à partir de cette photo et de ton beau texte. J’aime le codicille. Tellement intéressant l’au-delà de la photo, du texte, au-delà. Merci Huguette.
Le bazar se peuple, un oiseau a surgi.
les univers se multiplient.
la proposiotion FB est vraiment « bousculante ».
merci Anne de ta lecture
a priori rien à retenir dans ce petit désordre…
et puis et puis l’œil s’approche s’intéresse s’affûte décèle des détails jamais discernés, l’espace se modifie et les mots viennent pour dire ce qui arrive à partir de rien, on lit tout, on ne lâche rien…
pourtant au début juste un clic avec un téléphone et voilà le monde changé pour un texte qui nous parle…
vraiment réussi, merci chère H.
l’œil regarde et métamorphose,
écrire ce qu’on voit en fouillant change l’écriture aussi.
merci chère F. encore et toujours
dans le texte, ce vocabulaire attaché aux vêtements – on les sent choisis couleurs matières formes – entassés là par fatigue lassitude ou oubli – un réveil, après les vacances – ce que j’aime c’est le tableau derrière la porte… (merci H.)
merci Piero de ta lecture. J’ai hésité à en dire plus sur le tableau, peu visible sur la photo mais tellement chargé émotionnellement pour moi