Il dort. Ou au moins il se repose, les yeux fermés, allongé par terre au milieu des feuilles mortes, sur le gazon cuit et râpé, la terre séchée par l’été et le manque de pluie. Couché sur le côté, il a la tête posée sur son casque en guise d’oreiller. Pantalon orange à bandes réfléchissantes, grosses chaussures de sécurité, une bouteille de jus de fruits à moitié vide devant lui. Derrière, des gens assis sur les bancs. Ils lisent, mangent, discutent dans des vêtements qui n’ont pas été conçus pour attirer l’œil, signaler leur présence, assurer leur sécurité. Les bancs ne sont pas des bancs, plutôt des blocs, mais leur taille et leur position au bord du petit chemin leur donne le statut de bancs, d’endroit où on s’assoie. Derrière, un reste de pelouse avec quelques papiers et des arbres déjà vieux qui donnent assez de feuilles pour recouvrir le sol quand l’herbe a renoncé face aux difficultés de cette saison trop sèche. De l’autres coté du petit chemin, une forêt miniature avec des arbres tout jeunes, tout serrés et tout fins. Tous de la même espèce. Troncs blancs, et lisses, petites feuilles vert clair qui pensent déjà au jaune, le bouleau se contente de sols pauvres. Idéal pour cette butte citadine sûrement faite de remblai des constructions nouvelles qui s’élèvent à côté. Juste derrière, un haut bâtiment moderne, hauts murs avec des rangées continues de fenêtres, pas vraiment vertical, béton et briques assemblées avec un jour entre chaque : Tate Modern, construit en 2000 sur les bases d’une ancienne centrale électrique désaffectée. Des chantiers tout autour du musée, des chantiers partout. Quartier en pleine reconstruction, sur les bords très prisés de la Tamise rehaussement en cours du niveau de vie des habitants. Sensiblement. Changement de population. Ceux qui ne peuvent plus payer partent, et arrivent ceux qui peuvent. L’homme qui dort travaille sûrement sur un de ces innombrables et si vastes chantiers. Rénovation, réhabilitation, reconstruction après déconstruction. Camions, poussières, grues, tas de matériaux, toupies de béton, palissades qui se veulent explicatives, belles et pas seulement prohibantes même si elles ne sont là, par essence, que pour interdire l’accès du public. Dès le début, accès réservé, exclusif, non autorisé à toute personne non autorisée. L’homme qui dort a, en ce moment, accès au chantier qui est dans le dos du photographe, un pâté de maison entier, entre quatre rues. Sorti de terre depuis un moment déjà, trois étages de squelette tout en courbes, en rondeurs et en balcons vue sur air. Pour l’instant, du gros œuvre, du très gros, par camions entiers, par toupies remplies. Quand les camions seront partis, les palissades enlevées et les tas de gravats plantés d’herbe bien verte, l’homme qui dort n’aura plus sa place dans ce quartier, on ne le verra plus faire sa sieste sur son lit de feuilles mortes. Alors photo. Témoignage, souvenir d’un moment éphémère, comme on fixe les premiers pas de l’enfant ou le départ du grand, sac au dos et sourire aux lèvres, pour ses premières vacances tout seul. Témoignage, souvenir, donc image nécessaire. Il vient d’où alors ce malaise, cette réticence qui bataille avec l’envie de lever l’appareil, de viser, de cadrer, de déclencher ? Ce besoin de cadrer plus large pour recouper ensuite, pour ne pas avoir l’air de prendre l’image des gens ? Quand il n’y a pas de personnes, il n’y a pas de questions. Tu prends le temps, tu t’installes, tu cadres, tu te déplaces. Tu prends ton temps. Pour les gens, pourtant, il suffirait de leur parler, de leur dire. Même juste un signe, un sourire. Obtenir leur consentement, leur accord, peut-être même leur adhésion à l’idée, au projet, à l’intention. Ce ne serait pas se cacher derrière l’appareil comme derrière un bouclier. Souvent tu ne sais pas pourquoi tu photographies, mais là, à ce moment-là, tu sens, tu sais qu’il faut garder cet instant, en faire une image. Et puis tu la regardes, tu zoomes, tu y repenses, tu la développes, lumière, contraste, couleurs, tu y réfléchis, et tu découvres le pourquoi de cette urgence. Mais au moment où, tu ne savais pas encore, tu ne savais pas encore pour cette évidence. Alors, répondre aux questions de ceux dont tu captures l’images, ça t’aurait mis face à ton vide, déstabilisé. Alors tu cadres plus large, tu fais semblant. Tu n’oses pas, parce que tu sais que tu n’assumes pas encore, tu te fies juste à l’urgence, sans savoir d’où elle vient ni où elle te mènera
céder à l’urgence, toujours… le remords éventuel sera toujours possible ensuite
Plutôt remords que regrets…
L’homme travail surement sur un des multiples chantiers ou il ne pourra jamais habité… Merci pour cette sieste qui dit loin.
Construire, reconstruire, une ville comme un texte, avec celle ou celui qui écrit à la place de celui qui fait la sieste, la tête sur son casque ?
Très beaux textes, le cliché décrit et le questionnement du photographe. As-tu lu Patrick Blanchon qui décrit aussi ses interrogations ? J’aime aussi beaucoup le final, tu découvres le pourquoi de cette urgence et la fin… Merci, Juliette.
Merci pour le conseil, beaucoup de manques dans mes lectures en ce moments… Il faudrait que je vous lise tous….
beaucoup aimé ces deux développements
le descriptif, nécessaire comme la photo, très beau quand tu t’attardes sur les arbres
et puis l’introspection, la vie de cet homme qui dort dans l’herbe de ce parc et tout ce qui s’organise autour de la perception de ce corps vêtu d’orange, donc homme de chantier… avec toutes les questions qui en découlent
beaucoup aimé, et mon attention n’a pas faibli au cours de la lecture !
merci Juliette
Je fais souvent des photos vouées à mon cabinet privé, pour mémoire, pour archive. Il y a les photos de nu ou de sommeil de ceux que j’aime —le sommeil comme la lecture sont des sujets qui m’appellent très fort —. Certains portraits aussi. Et puis les photos de rue, qui posent la question de la tienne. J’essaie d’écrire des micro-poèmes pour capter ces situations plutôt que de prendre une photo, mais parfois le temps fait défaut et d’autres, je sens que quelque chose m’échappe dans l’image que ma mémoire seule ne saura pas déceler. Pour Tôt, ce travail sur les heures de ménage au CNSMDP, la question des photos est omniprésente, je me retiens beaucoup, essaie d’écrire au plus précis. Je ne suis pas photographe, alors la légitimité si fragile encore dans ce travail ne peut pas se permettre ce genre de confusion. Je photographie les lieux, en lieu et place des personnes. Leurs ombres parfois. Merci d’avoir risquée celle-là.