Elle sourit en me regardant. Ses dents sont parfaitement alignées et blanches. Ses traits sont réguliers et son sourire avenant. Elle porte des cheveux longs, ramassés en une queue de cheval basse. Ils n’ont pas été tirés exagérément. La coiffure laisse voir qu’ils sont fournis, le volume de la tête en témoigne. La ligne n’est pas stricte, ne partage pas de façon parfaitement égale les deux côtés du crâne. Un peu de flou savamment étudié. La trentaine florissante. Elle porte un polo bleu clair et un pantalon gris recouvert pas un tablier. Son buste est légèrement penché, les bras tendus tiennent un manche de balai nettoyeur. Le seau à côté est posé sur un petit chariot métallique. Il suffira de le pousser, les roulettes assureront un déplacement sans effort. Ici on préserve votre dos avec un matériel adapté. Un panneau jaune à deux branches indique un risque de glissade pour cause de sol mouillé. Tout a été réfléchi. Rien n’est laissé au hasard. Ici on pense à tout. Aucun accident n’est possible. Derrière la jeune femme, on distingue un ascenseur. C’est rassurant, un ascenseur brillant de métal neuf. Il indique qu’il s’agit de bureaux, pas de maîtresse de maison sur le dos. Pas de patronne dure et exigeante, même s’il s’agit bien de nettoyage. On mène le travail à sa guise. Aux pieds des mules orthopédiques blanches qui ne heurtent pas le sens de l’esthétique. Le reflet de mon pied chaussé d’espadrilles posé sur le rebord de la porte vitrée. C’est précisément là qu’elle l’a posé sans doute, celle qui sortait de l’agence, lorsqu’elle a écrit au feutre rouge j’en ai ras le bol. En haut à droite de l’image qui occulte la vitrine de l’agence de placement genre Manpower. La puissance de l’humain… Elle dont on ne saura rien ni du corps ni du visage ni de l’âge ni des pieds de ses articulations des mains du dos de la chaussure à part le fait qu’elle avait dû la poser là, sa chaussure, au même endroit que moi pour écrire cette phrase qui sautait au visage à chaque passage. On ne saura rien d’elle à part qu’elle possédait une bonne orthographe.
Codicille : Une question, avec ou sans photo ?
non mais le truc c’est que sans photo c’est bien aussi… (mais si,on en sait pas mal, d’elle)
Merci, Piero. Merci de me confirmer les deux choses et de ta lecture.
C’est l’oeil, l’obturateur naturel. Pas nécessairement besoin de photo. L’imaginaire aussi ferait bien le job, dirait à l’oeil ce qu’il pourrait voir, composerait la scène, le cadrage, les couleurs, déclencherait lui-même et mémoriserait tout.
Très beau texte en réponse et je l’apprécie beaucoup. Donne suite et sens et partage. Merci.
oui mais le texte donne envie de voir la photo
Je te l’envoie par mail. 🙂 Merci d’être venue me lire, Cécile.
Merci Anne pour ce texte sans photo (et oui positionnement très personnel mais je préfère lire sans photo (même quand il y en a une) parce que sinon j’ai l’impression que tout est déjà dit).
Et puis là dans l’écriture de ce texte il y a vraiment quelque chose du visuel qui se découvre petit à petit : rien ne laisse présager de la fin, et c’est comme si les phrases, par petite touches, venaient découvrir une partie du décors (ici du contexte) qui aurait été effacé. Très fort;
Merci, Line, tu as toujours des commentaires si élaborés ! Ils donnent assurance et courage.
Merci beaucoup Anne pour ce texte qui donne à voir largement aussi bien qu’une photo. Merci également pour cette belle fin inattendue.
Merci, Fil, de ta lecture et de ton commentaire encourageant.
On voit bien mieux la photo que si on la voyait.
Merci de répondre à la question sous-jacente et de ce gentil commentaire.
Formidable texte engagé Anne, ce « saut au visage » final, ce cri géant qui couvre la rétine, c’est très fort et donne envie d’être interprété sur une scène, je suis aussi très sensible à la manière dont tu ponctues ou non la phrase, l’articulation du corps comme de la phrase, l’effort continu de la femme qui enfreint la respiration, et soudain le mot, le ras-le-bol tout à fait sorti sur la vitre, colle aux yeux, c’est très fort
Comme tu parles bien des textes que tu lis, Françoise, tellement beau ton texte en commentaire. Merci grand.